C’est l’histoire d’une femme plus ou moins abandonnée par son compagnon, un intermittent de l’amour. Circonstance aggravante, elle va bientôt entrer dans la cinquantaine décrétée âge de péremption érotique des femmes par la gente masculine. Claire Millecam est certes quelque peu aliénée par le désir de plaire dans lequel les petites filles de sa génération ont été élevées, mais elle n’accepte pas cette inégalité de genre qui « autorise » les mâles à séduire même très vieux et met « au rebut » du désir, les femmes passées 50 ans : « Mais dites-moi, pourquoi une femme devrait-elle, passé quarante-cinq ans, se retirer progressivement du monde vivant, s’arracher du corps l’épine du désir, alors que les hommes refont leur vie, refont des enfants, refont le monde jusqu’à leur mort? »

Celle que vous croyez est aussi le titre d’unroman de Camille Laurens, autrice très présente dans le paysage littéraire français de l’autofiction. Albane Laquet a tiré du livre une histoire parmi d’autres et l’a adaptée au théâtre pour en faire une pièce ciselée comme une pierre précieuse ; en écho avec ce signifiant, on perçoit une certaine préciosité pas déplaisante du tout et même fort intéressante dans l’auto-analyse du personnage de Claire Antunes, brillamment interpelé par Karin Martin-Prével. Mettre les bons mots sur les pires choses, c’est précieux ! Il faut dire que la scénographie de Line de Carné, combinée à l’art numérique deYannick Moréteau, est redoutablement efficace, mêlant simplicité du mobilier et technicité du dispositif de projection d’images ou d’échanges de SMS. Le canapé sur lequel Claire essaie de faire le clair en elle et sur lequel elle évolue physiquement en une infinité de postures possibles, est bien évidemment le divan freudien, mais il est tout aussi bien un radeau sur lequel le personnage tente un ultime sauvetage de son histoire qu’elle vit comme un naufrage – planche de salut ? tremplin ? lit de douleur, de résilience ? En face du monologue de Claire, l’écoute flottante d’un psy invisible et notre oreille scotchée aux sinuosités du parcours de vie de la patiente… impatiente. En effet, plutôt que d’attendre le retour dans l’amour de Jo, son compagnon, Claire a voulu savoir ce qu’il faisait loin d’elle et pour cela, elle s’est créée une fausse identité de réseau social. Devenue Claire Antunes par goût pour le Fado, elle est entrée en relation facebouquée avec Chris, le colocataire de Jo, 36 ans et photographe. Le Chris en question a bien sûr très vite répondu à la demande d’amis de Claire Antunes dont la photo choisie sur le Net montre une jeune femme brune de 24 ans…

Que croit-on qu’il soit advenu de cette relation virtuelle sinon qu’elle a vite tourné à la séduction réciproque et même à la naissance d’une passion aussi romantique qu’informatique. L’amour en clic est-il toujours en toc ? Oui et non, car si tout est faux du côté du profil de Claire, ses sentiments, sa renaissance au désir sont plus vrais que nature – le romantisme étant naturellement artifice et affabulation. La distance virtuelle va exacerber l’appétit des amants textuels alors que le mensonge interdit à Claire toute rencontre réelle… La toile du Net devient celle piégeante d’une araignée. Comment tout cela peut-il tourner ? Jouer au désir comme avec des allumettes, n’est-ce pas risqué ? Claire n’est pas celle que Chris croit qu’elle est, mais Claire sait-elle encore elle-même qui elle est ? Dans le jeu ambigu du réellement virtuel et du virtuellement réel, l’idée claire de soi (ou le soi de Claire) se brouillent, le vertige peut s’installer, la folie guetter. Contre les apparences, la pièce n’est pas un seule-en-scène puisque Claire a une adresse forte : elle parle à un psy lacanien très normalement absent, mais qui devient présent quand Claire s’absente. Beau travail sur l’instance de la scène…

On sait que le théâtre est un art de la diction mais on l’oublie aussi, trop souvent. La pièce s’achève sur un magnifique rappel de la subtilité de l’art de dire une même phrase sur deux tons différents afin de lui faire dire deux choses très déférentes. Essayez avec cette phrase du psy très justement interprété par Michaël Maino: « Personne n’est mort pour elle »… Si vous n’y parvenez pas, allez voir Celle que vous croyez ; si oui, vous êtes déjà en route !

Jean-Pierre Haddad

Avignon Off. Artéphile, 7 rue du Bourg Neuf, Avignon. Du 5 au 26 juillet 2025, tous les jours à 13h20. Relâche les dimanches. Réservations : https://www.artephile.com/avignon-off-2025-celle-que-vous-croyez

Bienvenue sur le blog Culture du SNES-FSU.

Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.

Des remarques, des suggestions ? Contactez nous à culture@snes.edu