Cécile Laporte, protagoniste de ce spectacle, a, à l’âge de vingt ans accompagné un groupe de personnes en situation de handicap, et a pour la Saint-Sylvestre mis avec cette troupe improbable un joyeux bordel dans le restaurant qui les accueillait. Elle a été clown dans un hôpital pédiatrique, et là aussi, elle n’a jamais craint de dépasser toutes les limites pour soulager un moment la souffrance des petits malades. À Berlin, elle a participé au curieux mouvement « Fuck for Forest », qui consistait à tourner des films porno amateurs dont les bénéfices servaient à racheter des zones forestières menacées d’abattage. Comme elle le dit sur scène : « Quand on pense qu’on fait ça pour une cause bien plus grande que sa propre jouissance, alors au lit on y va de bon cœur ! ». Elle a été activiste à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Et bien d’autres choses.

Bref, c’est un sacré personnage. Mais pas exactement, en fait : ce n’est pas un personnage de théâtre, c’est une sacrée personne, et le propos du spectacle mis en scène par Marion Duval est avant tout de nous faire rencontrer cette personne.

Il s’agit donc d’une expérience théâtrale très singulière. Cécile Laporte ne joue pas son propre personnage. Assise seule en scène la plupart du temps, elle raconte au public ses diverses expériences. Souvent elle cherche ses mots, elle hésite, elle s’adresse au public qui lui répond, sans qu’on puisse faire la part de ce qui est un peu joué – parce que sur scène, on joue toujours un peu -, et de ce qui est spontané. Elle ne semble jamais bien assurée de la légitimité de sa présence devant nous, ni de l’intérêt de son propos, et cette attitude évacue tout narcissisme, toute complaisance.

On peut donc sans soupçon se livrer à ce qui se joue de fondamental dans cette rencontre si particulière. Disons-le simplement : il s’agit à la fois de la richesse incroyable de l’expérience, dès lors qu’elle est menée avec liberté et qu’elle fait l’objet d’un retour réflexif, et de la réalité spirituelle, physique et énergétique de la liberté vécue. Cécile Laporte est évidemment une énorme personnalité. Elle est viscéralement libre, parce qu’elle ne respecte pas les interdictions, même dans les lieux les plus délicats, comme l’hôpital : elle ne peut pas résister au désir de « faire sauter le capuchon », selon son expression, d’ouvrir les portes et les fenêtres qu’on n’a pas le droit d’ouvrir. Mais elle peut le faire, parce qu’elle a une grande capacité d’empathie et un sens aigu de la complexité des situations. C’est à cette condition, nous montre-t-elle, que la liberté s’adapte à tout et rend possible ce qui semblait impensable.

Sous l’aspect de sa proposition fondamentale, à savoir la rencontre avec une personne hors-normes dont les récits relatent des expériences qui nous ébahissent et nous donnent à penser, le spectacle me semble très réussi – à condition qu’on soit tenté par une telle expérience : rencontrer la liberté « en personne ». Cependant, il dure au bas mot trois heures (avec un entracte), en réalité plus, sa durée dépendant de l’inspiration de Cécile, de ses embarras, de ses hésitations. C’est une conteuse, et on ne peut pas enfermer le conte dans une durée fixe. Mais ce n’est pas la seule raison de cette longueur. Le récit est de temps à autre interrompu par des intermèdes théâtraux ou filmés qui l’illustrent. Ces intermèdes sont certainement nécessaires pour soulager l’effort de Cécile seule sur scène. Mais à mon avis, à part la séquence où elle reprend son costume de clown et montre au public qu’elle n’a vraiment pas beaucoup d’inhibitions, ils constituent un point faible du spectacle. D’une part, théâtralement, ils ne sont pas très réussis, et souffrent de redondance. D’autre part, ils introduisent une incohérence dans la proposition théâtrale, celle-ci perdant alors la dimension de « rencontre avec une personne remarquable », qui fait sa singularité et son intérêt.

Cette réserve étant formulée, j’ai beaucoup aimé ce « spectacle », pour une raison simple : la liberté, c’est très rare. Elle coûte souvent cher. Mais ici, elle est vécue et transmise dans la joie et l’intelligence. La rencontrer et l’écouter est une chose sans prix.

Pierre Lauret

Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette 75011 Paris. Du 9 au 19 octobre à 19h30, les samedis à 17h00, relâche les 13, 14 et 15 octobre.

Réservations : 01 43 57 42 14, ou www.theatre-bastille.com

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