« C’est toi qui as dit Noire, moi je n’étais que Congo, Bororo, Igbo, Herero … ». Ce sont les Européens qui ont dit Noir, comme si eux étaient Blancs. Ce sont eux qui ont nommé l’Afrique et la font commencer au sud du Sahara, préférant le mot Maghreb pour ce qui est au nord. Le livre de Leonora Miano, Ce qu’il faut dire, vient bousculer les mots et les récits forgés par une Europe conquérante, détisser le langage de la colonisation et du capitalisme. Pas question pour autant de tomber dans le piège de la victimisation et de faire appel à la charité. L’autrice veut des relations d’égalité, où la parole des dominés est reconnue et revendique la fraternisation.
Parce que sa mère, juive égyptienne avait dû fuir précipitamment l’Égypte avec sa famille, Catherine Vrignaud Cohen s’est penchée sur la question de l’identité et a choisi d’adapter le livre de Leonora Miano. Celui-ci rassemble trois textes : La question blanche qui interpelle sur un système qui a assis sa domination sur la couleur de la peau, Le fond des choses qui rappelle les vagues d’émigration européennes vers d’autres continents, La fin des fins qui appelle à une voie autre que l’inversion de la position des dominants et des dominés, celle de la fraternité.
Le livre dénonce avec force nos préjugés, nous interpelle sur notre prétention à faire mieux que les Américains sur ce sujet, nous rappelle comment la langue du colonisateur a imprégné notre pensée, et dévoile notre hypocrisie à l’égard de ce passé colonial, puisque nous avons non seulement exploité les sols et les richesses mais brutalisé les corps et les esprits, méprisant les cultes ancestraux et disant aux peuples colonisés comment ils devaient être.
Leonora Miano refuse la victimisation, refuse de dire les mots attendus et de mendier. Elle revendique la dignité, rappelle que lorsque nous nous montrons généreux, nous ne faisons que rendre aux peuples colonisés ce qui leur appartenait. Dans le dernier texte elle fait un rêve, celui des temps nouveaux, ceux où il ne sera pas question pour les anciens colonisés de prendre la place des puissants du moment, mais de se retrouver en ceux qui résistèrent à l’oppression, aimèrent et cherchèrent la beauté. Mais comme elle le dit « La route de la fraternisation sera longue quand les héros des uns sont les bourreaux des autres »
La mise en scène de Catherine Vrignaud Cohen crée une atmosphère propre à chacun des trois textes. Pour le premier mélancolie avec des pointes de frustration que soulignent les grincements et glissements de la musique, pour le second, l’actrice micro en main accompagnée par la guitare plus chantante de la musicienne évoque les ressorts de l’histoire, pour le dernier toutes deux à l’avant de la scène ouvrent une autre voie.
Sur le plateau nu, Karine Pedurant, jeune comédienne d’origine guadeloupéenne met son énergie et sa puissance au service de ce texte qui mêle constat rageur, révolte crue mais aussi poésie. Elle est forte, lumineuse et tisse un superbe duo avec la compositrice, guitariste, chanteuse et bruitiste estonienne Triinu Tammsalu.
A l’heure où le Rassemblement National, et bien d’autres derrière eux, parlent d’ « immigration non désirée », occultent tout ce que nous devons à la colonisation et oublient que ces immigrés sont nos frères humains, ce spectacle est indispensable et permettra aux enseignants qui y conduiraient leurs élèves des échanges fructueux.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 10 mars au Théâtre de la Reine Blanche, 2bis Passage Ruelle, 75018 Paris – mercredi et vendredi à 21h, dimanche à 18h – Réservations : 01 40 05 06 96 ou réservation@scenesblanches.com – 14 et 15 avril à 14h15 et 20h à La Scène Europe à Saint Quentin (02) – du 3 au 21 juillet à la Reine Blanche à Avignon (Festival Off)
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