
Cette pièce de Tiago Rodriguez, directeur du Festival d’Avignon depuis 2022, est connue et controversée. Créée à Lisbonne en 2020, elle tourne depuis régulièrement en France et à l’étranger. En Italie, l’extrême-droite néo-fasciste désormais au pouvoir, a tenté en vain de la faire interdire. Il faut dire qu’il s’agit d’un théâtre d’anticipation politique qui s’avère prophétique dans le cas de l’Italie de Meloni…
Sur la scène, nous sommes en 2028 dans la maison de campagne d’une famille portugaise qui depuis 74 ans, chaque 19 mai tue un fasciste. Bizarre et cruelle tradition ! La famille s’autorise ce meurtre pour venger l’assassinat de Catarina Eufemia, jeune femme abattue par la police sous la dictature Salazar en 1954, pour avoir manifesté avec d’autres travailleuses agricoles de son village pour une augmentation de salaire. Cette macabre et inflexible tradition fut initiée par la grand-mère de la famille qui ayant été témoin de la tuerie, n’hésita pas à abattre son mari militaire pour sa passivité. Depuis, chaque descendant atteignant 26 ans, âge de Catarina au moment de sa mort, doit tuer son premier fasciste. Ce jour-là, dans la famille, tout le monde porte la jupe et s’appelle Catarina…
La critique théâtrale n’a guère discuté le thème de la tradition, mais en dépit de sa cruauté celle-ci a tout des caractères d’une tradition : un geste fondateur radical, une répétition rituelle que l’on n’interroge surtout pas et une dimension de devoir qui sert de rite d’intégration des nouvelles générations au groupe social des aînés. Doit-on répéter une tradition simplement parce que « c’est la tradition » ? C’est aussi ce que Tiago Rodriguez met en question dans la pièce car ce jour-là, la dernière Catarina de 26 ans doit tuer un fasciste membre du parti arrivé au pouvoir récemment. Déjà kidnappée, la victime expiatoire attend son heure en silence sur une chaise. C’est une journée de fête pour la famille et une table de banquet est dressée, sur le pan de la nappe on peut lire « Nao passarao ». Inutile de traduire ce célèbre cri de guerre qui tend à devenir ces temps-ci une formule d’exorcisme !
Occultant la dimension ironique de la pièce, la critique a surtout eu un regard moralisateur, prise au piège de l’auteur et metteur en scène qui est aussi un habile provocateur. Provocation entendue comme une exhortation à la réflexion, aux questionnements souvent urgents que soulève son théâtre. Tiago Rodriguez n’a jamais caché sa référence au théâtre antique pour la dimension tragique mais aussi cathartique ; pas davantage à celui de Brecht pour son esthétique critique de la distanciation. S’il se revendique également de Tchékhov, c’est pour le traitement profond des sensibilités. On peut ajouter Sartre et Camus pour le théâtre d’idées.
Mais que va faire la tueuse désignée : tirer ou non ? Si, contre la tradition familiale, la jeune femme refuse d’exécuter le fasciste de service, le coup de feu laisse la place à un coup de théâtre très déstabilisateur. La famille et les murs de la maison résisteraient-ils à un tel ébranlement ?
Cette brèche possible est l’endroit du problème éthique et politique, mais aussi esthétique de la pièce.
Qu’y a-t-il de beau à abattre un homme par vengeance ? « Pas un homme mais un fasciste », dit un membre de la famille. Certes, l’individu est-il assez méprisable du fait de son engagement antihumaniste mais les conditions de sa « mise à mort » sont très éloignées d’une situation de légitime défense comme cela aurait été le cas lors-même de la tuerie de 1954. Dès lors, le geste ne deviendrait-il pas franchement laid ? Beauté ou laideur connotées moralement – et grande ironie du titre !
Sur le plan éthique, la pièce formule le problème en invitant la tueuse désignée à résoudre le fameux cas de conscience de l’aiguillage. Choisir entre une éthique déontologique (du devoir) et une éthique conséquentialiste (du calcul). Mais la tueuse désignée refuse le dilemme et propose une troisième solution consistant à s’interposer entre le train lancé à pleine vitesse et les victimes désignées à droite ou à gauche de l’aiguillage qu’elle refuse d’actionner dans un sens ou un autre. Elle préfère se sacrifier en espérant ainsi faire stopper le train avant le drame annoncé ; sortant du jeu en refusant les choix proposés par le dilemme, elle se place en dehors de la tradition familiale.
Dans l’expérience de pensée, elle peut bien opter pour une éthique sacrificielle, mais la question est aussi politique : si tuer rituellement un fasciste par an est immoral, voire inefficace, que faire pour lutter contre la montée d’un néofascisme qui dans le pays de la pièce a déjà accédé au pouvoir par les élections ?
Problème politique dont l’actualité mondiale a largement rattrapée l’anticipation de Rodriguez ! Comment combattre l’extrême-droite dans une démocratie pluraliste et tolérante? L’enjeu est de taille, d’autant que l’histoire a déjà montré comment les fachos accèdent au pouvoir par les élections pour ensuite abattre la démocratie et installer des régimes autoritaires…
La démocratie est à la fois une fin et un moyen. On en veut toujours plus et à raison puisqu’elle complète la quête de liberté individuelle par le progrès des libertés civiles, et on la veut aussi comme chemin vers elle-même. Mais, si comme fin, elle peut à la rigueur être servie par plusieurs moyens (le retour du Portugal à la démocratie s’est produit par un coup d’État militaire mené par des capitaines de gauche), comme moyen elle peut aussi servir à sa propre destruction. On ne peut donc pas s’en servir ou laisser d’autres en user n’importe comment. Deux façons de ruiner la démocratie par la démocratie : la façon des autoritaires qui s’en servent et la manipulent pour accéder au pouvoir et la détruire ensuite, et la façon des démocrates trop tolérants qui laissent naïvement faire les premiers sans la défendre contre eux. Comment faire que la démocratie progresse et se défende démocratiquement et avec efficacité ? En théorie, la réponse est dans la question : la démo-cratie ne peut vivre et survivre que par le « pouvoir du peuple », donc par l’engagement d’une masse consciente et instruite du projet qu’elle porte, d’une multitude qui s’auto-organise, délibère et décide démocratiquement – seule façon d’accorder le moyen et la fin. La pièce soulève le problème sans l’expliciter mais elle le suscite dans les bords de scènes et discussions qui suivent les représentations ici ou là.
Ce soir-là, dans la salle Déméter du théâtre marseillais de La Criée, les choses sont aller plus loin, en montrant la puissance possible du théâtre. A la fin de la pièce, on a droit à une prise de parole du fasciste kidnappé alors qu’il avait été tenu au silence jusque-là. Engaillardi pas la mise en échec de « la tradition », le fasciste se lance dans un long discours idéologique face public… Minutes après minutes, sa logorrhée hypocrite, ses arguments fallacieux et ses manipulations sournoises du suffrage universel font monter l’indignation de la salle et bientôt le fond du théâtre se manifeste par des hués et des cris. En peu de temps, un climat de quasi-émeute s’empare du public marseillais qui scande « Siamo tutti antifascisti !» ou « Marseille, Marseille, antifa ! » Des gens se lèvent, certains partent dégoûtés, d’autres descendent des gratins comme s’ils voulaient envahir la scène et faire taire le fasciste – le mette à mort ?! Rodriguez évoque-t-il un passé ou produit-il du présent ? Les « émeutiers » ne voient plus l’acteur mais que le personnage en oubliant que ce n’est qu’un « masque » ! Cependant, le faux fasciste continue à dire son texte vicieux mais aseptisé, plein de la malice d’un Satan dédiabolisé. On connaît ça en France… Ça s’échauffe, une peau de banane atterrit au pied de l’acteur sans le décontenancer. Ses collègues se tiennent groupés à distance et le fixent, tout en tension. Heureusement, la harangue prend fin et la lumière s’éteint, le théâtre redevient théâtre ! Durant dix bonnes minutes, non seulement le quatrième mur a été franchi par la dramaturgie, mais il s’est écoulé par l’intervention du public avec l’effet de nous projeter dans l’arène politique française, comme si tous les murs du théâtre étaient tombés et les masques avec ! Sous la puissance des passions politiques agitées par le discours fasciste admirablement reconstitué par Rodriguez et déclamé par l’acteur Romeu Costa avec talent, réalisme et courage, la convention théâtrale s’est évaporée, l’illusion comique est devenue subversion démocratique, le peuple-théâtre a pris les armes de la parole contre la scène, le réel a débordé la fiction !
Et si Tiago Rodriguez avait érigé la provocation en esthétique théâtrale : « Nous ne voulions pas d’une pièce apaisante, qui nous conforte, ou même qui présuppose la pensée et les convictions du public. Nous voulions une pièce qui dérange, quelles que soient les convictions de ceux qui la regardent.[…] Nous avons voulu créer des personnages complexes, un texte et une intrigue qui ne soient pas manichéens dans leur approche du monde, sans chercher à manipuler le public. Une pièce qui utilise les outils du théâtre pour transporter le public dans un voyage fictionnel et réflexif.» Une réussite au-delà des espérances !
N’oublions pas que le dramaturge né trois ans après le 25 avril 1974, est un enfant de la Révolution des Œillets. Sans doute a-t-il défilé dès son jeune âge en famille et défile-t-il encore à l’occasion, dans les rues de Lisbonne pour l’anniversaire de l’événement, au milieu d’une foule qui porte toujours en effigie, Catarina Eufemia, mémoire vivante de l’antifascisme portugais.
Qui dit que le théâtre n’est pas essentiel dans la cité ?
Jean-Pierre Haddad
Théâtre de la Criée, 30 quai de Rive Neuve, 13007 Marseille. 19 – 21 mars 2025.
Pour suivre la tournée : https://tiagorodrigues.eu/fr/portfolio/catarina-e-a-beleza-de-matar-fascistas/
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