1935. Aimé Césaire a 22 ans, il vit à Paris depuis quatre ans. Étudiant en classe préparatoire littéraire, il vient tout juste d’être reçu au concours d’entrée à l’École Normale Supérieure. C’est dans la capitale, par la fréquentation d’étudiants noirs de différentes origines qu’il découvre et s’empare de la question noire. Question au sens intellectuel sur les raisons des persécutions, des injustices récurrentes et bien évidemment sur l’esclavage ; mais aussi au sens politique, engagement et lutte contre ce qui se poursuit de ces atteintes sous diverses formes et particulièrement dans le système colonial français. Un an avant, le jeunehomme forge le concept de négritude dans un texte qui paraît dans la revue L’Étudiant Noir. Retournant le stigmate de « nègre », Aimé Césaire s’empare du qualificatif pour en faire le substantif d’une identité revendiquée, rebelle, embellie et ennoblie par la révolte, la dénonciation et l’affirmation culturelle : « La négraille retourne le gant de la culpabilité, elle est debout dans le sang. » écrira Césaire dans le Cahier à venir.
Justement, il arrive. Cet été 1935, Aimé voudrait rentrer en Martinique pour retrouver sa famille et le pays mais l’argent lui manque. Un ami croate, Petar Guberina qui deviendra un éminent linguiste, l’invite chez lui en Dalmatie. Au large, l’île de Martiniska d’où surgit pour Césaire le fantôme hurlant de sa Martinique natale. Sous le choc, le jeune Aimé se met à écrire le long poème qui deviendra en 1939 le Cahier d’un retour au pays natal. Comme quoi on porte son pays en soi où que l’on soit. Pays natal mais plus mental que physique. Une fois né, il est bon de renaitre en esprit ! Pays d’émotions enregistrées, de souvenirs ravivés et d’une mémoire meurtrie sur lequel le texte fait retour tout en élevant son chant à l’universel : « Ma bouche sera la bouche des valeurs qui n’ont pas de bouche. »
La Compagnie de la Comédie Noire s’est emparée de ce Cahier pour en faire le livret d’un théâtre clamé, tantôt murmuré, tantôt crié ! Sur la scène du théâtre de l’Épée de bois à la lame cependant acérée, Jacques Martial met en scène et interprète ce poème de révolte et de dignité. Texte fondateur de l’œuvre d’Aimé Césaire dont on sait l’importance dans l’émergence de la littérature antillaise, et au-delà de toutes les lettres de la négritude. Ce Cahier contient déjà toute la force de la poésie lyrique et politique de Césaire : « Au bout du petit matin bourgeonnant, frêles… Les Antilles !… Qui ont faim… Les Antilles !… Grêlées de petite vérole… Les Antilles ! … Dynamitées d’alcool, échouées dans la boue de cette baie. »
Sur la scène, cette force est décuplée par la voix, l’interprétation et la physicalité de Jacques Martial qui signe aussi la mise en scène de ce premier cri césairien, quinze ans avant le Discours sur le colonialisme. Dans le Cahier, ce n’est pas l’analyse marxiste du fait colonial qui domine, plutôt l’accouchement d’un soi dans la négritude, accouchement avec douleur, car chargée d’une mémoire meurtrie : « Accommodez-vous de nous, je m’accommoderai de tout (…) ma mémoire est entourée de sang, entourée de cadavres »
Le plateau, c’est le monde mais vu de son envers. Sonnerie d’un métro qui déverse sa cargaison d’humanité et la silhouette sombre d’un homme surgit de derrière le rideau du réel, tâché de siècles de violence, de dénis de justice. Ce grand corps pose à terre de grands sacs colorés comme ceux des éternels migrants de la misère du monde. La nuit appelle le sommeil mais « au bout du petit matin » l’homme noir tente d’exorciser les angoisses de millions d’âmes méprisées, esclavagisées, cadavérées. De ces sacs pleins de néant, il sort les oripeaux de la misère, chiffons, haillons… Le grand déballage peut commencer à la face du monde, un chant lucide, écorché et beau. Le pays natal fut d’abord fatal, mais « Nous sommes debout maintenant, mon pays et moi. »
La scénographie de Pierre Attrait, soutenue par la peinture de Jérôme Boutterin et la lumière de Jean-Claude Myrtil, opère dans le champ d’une esthétique de l’« Arte Povera ». Il s’agit de faire les poubelles d’une histoire qui dérange, minée par la haine, de gratter, creuser, racler les couches de mensonges, d’hypocrisie et de camouflages honteux qui ont maquillé l’« Empire colonial français » en mythe de la grandeur ; empire d’une France dite « républicaine ».
Le poème de Césaire gagne le pari artistique d’allier l’incantatoire et le sophistiqué, le cri de révolte et l’exactitude historique, la métaphore et la crudité des faits. Mais tout cela resterait lettre morte sans l’incarnation douce et tonitruante, crescendo-decrescendo de ce monstre de comédien qu’est Jacques Martial, en guerre pour faire entendre une voix humaine trop longtemps réduite au silence. Voix qui n’est malheureusement pas encore parvenue à ébranler totalement les colonnes des palais où se décide la cruauté du monde. Ce spectacle est une fenêtre encore ouverte sur notre présent. Penchez-vous-y !
Jean-Pierre Haddad
Théâtre de l’Épée de bois, Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ-de-Manœuvre 75012 Paris.
Du 29 septembre au 16 octobre 2022, du jeudi au samedi à 19h, le dimanche à 14h30. Infos et réservations 01 48 08 39 74 ou https://www.epeedebois.com/
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