Une scène traversée d’éclairs de lumière rouge sang ou revêtue d’une peau rouge. Le son électrique d’un blues et le chant d’un texte inouï et déroutant. Deux hommes qui ont laissé leurs montures sauvages au vestiaire s’aventurent sur la scène, dos à de grands panneaux blancs en angle. Les plaines de l’Ouest ne sont pas loin. Elles apparaissent en imagination sur les fonds nus comme apparaîtront un peu plus tard d’épaisses forêts de conifères ou des troupeaux de bovidés à carrure imposante et tête bossue. Les deux compères aux allures de cow-boys désarmés mais déterminés vont nous faire voyager dans le Nouveau Continent et un peu dans l’effroi. Il y a longtemps, quatre ans ou quatre siècles, ils se sont rencontrés et ont mis en récit et musique la légende d’un chasseur de buffalo au Colorado à la fin du 19e s. Cette histoire insolite et cruelle est celle de Franck Mayer, un des derniers tueurs de bisons qui mourut à l’âge de 104 ans en 1954.

Mais est-ce bien une histoire ? On croirait à une légende, une histoire fabuleuse, encore une mythologie du Far West tant la réalité semble dépasser la fiction. Pourtant les faits sont consignés dans le livre-entretien posthume de Mayer au titre sans ambiguïté, The Buffalo Harvest (1958), Tueur de bisons (2013). « Tueur » ? On peut entendre « exterminateur » puisqu’entre 1870 et 1880, ce serait quinze millions de bisons qui auraient été massacrés. Certes, il s’agissait de fournir l’industrie et le commerce du cuir puis de la viande puis des os (pour leur transformation en engrais ou le raffinage du sucre), mais à ce point ? Un génocide peut en cacher un autre… Mayer rapporte naïvement le propos d’un général de l’armée de conquête de l’Ouest Américain : « Si on tue le buffalo, on conquiert l’indien ». C’est glaçant mais d’une logique implacable puisque le bison était une ressource essentielle des indiens qui, eux, le chassaient depuis des siècles mais sans porter la moindre atteinte à la biodiversité. Petite analogie lexicale : de même que le nom « indien » comme on sait est dû à une erreur d’appréciation géographique au moment de la découverte de l’Amérique, de même l’appellation « buffalo » est trompeuse car les buffles sont des animaux d’Asie et d’Afrique et assez différents des bisons d’Amérique du Nord. Mayer a réponse à tout : « Ça m’inquiétait pas beaucoup que l’animal que je traquais soit pas un buffalo, mais un bison. C’était du pareil au même. Ça marchait. Ça avait du cuir. Ce cuir c’était de l’argent, j’étais jeune, 22 ans. J’aimais bien chasser. » Le discours du maître-massacreur s’impose toujours dans les cas de colonisation ou de conquête d’un territoire par la terreur. Comble du cynisme criminel, Mayer déplore que l’extermination prît fin alors que les méthodes d’abattage devenaient performantes : « ça, c’est toujours une tragédie » !

Mais qui connaît, connaissait cette histoire-là précisément, ce qui eut lieu là-bas loin de la vieille Europe pas moins massacreuse, loin de notre siècle de dévastation écologique ?

Tout cela et d’autres choses encore, comme les détails de la chasse ou de la vente, les charognards ou la puanteur des charniers, tout ce dont le livre témoigne est dans le spectacle de Julien Defaye qui en assure la mise en scène et le jeu, accompagné de Nicolas Gaudreau pour la composition et l’interprétation musicale. Duo sur scène mais quartet dans la production avec Alexandre Mange à la magnifique création lumières et Anne Cabarbaye au précieux accompagnement artistique. Ces derniers tenant également le gouvernail d’Artephile, bulle de création contemporaine. Cette belle équipe a fait de Buffalo un spectacle total, un objet précieux poli à la main, impoli et polymorphe !

Mais est-ce bien un « spectacle » ? Il serait injuste de ne pas faire ici une place au sous-titre iconoclaste de Buffalo : « Ce n’est pas une lecture, ni un concert, c’est une tuerie. »

Pas une lecture ? Il y a bien sur scène un homme qui tient un livre en main. Parfois il lit, parfois il dit, conte et raconte, debout ou assis, mais cet homme est un vrai personnage, il est le conteur, la voix du passé, le chant d’une mémoire enfouie, le porte-parole du livre, la parole crue d’un tueur de bisons minutieux et rationnel comme tout « bon génocidaire ». Il est le déterreur d’une terreur oubliée. Le livre aussi est un personnage, il est là devant nous au micro. Il incarne tous les absents, humains et bêtes. Il est la présence sédimentée dans du papier de « Franck Mayer » qui fut plus qu’un individu tout un monde perdu. La puissance de conteur et la forte présence scénique de Julien Defaye en font résonner la vie autant que les voix. L’émotion suscitée par l’interprétation est à la hauteur de la précision macabre du récit, de la diction tranchante du texte.

Pas un concert ? La musique n’accompagne pas vraiment la parole, elle peut la devancer, lui faire suite ou s’y superposer comme une autre dimension de la narration. La guitare dobro de Nicolas Gaudreau nous en dit long sur les conditions, tensions, pulsions, répulsions, décisions d’extermination. Le son métallique et acéré de l’instrument coupe lui aussi dans le vif des chairs sensibles, il fait craquer le vernis de la bonne conscience du chasseur-tueur et accuse le vice du profit aveugle et meurtrier. Au milieu du récit sombre et sidérant, le rock surgit pour sublimer un poème chanté des Indiens d’Amérique du Nord extrait de la Partition rouge de Florence Delay et Jacques Roubaud (Seuil, 2007).

Une tuerie donc ? Le destin sémantique des mots nous réserve certaines surprises, voire nous laisser perplexes. Au sens premier, une tuerie est une scène de meurtre, un massacre en règle ou désordonné. En général, cela se fait dans une déferlante de violences sans retenue ni pitié. Un carnage. Ce dont le livre de Mayer nous fait récit est bien de cette nature-là. Mais, inversion axiologique, au sens figuré « c’est une tuerie » est un jugement superlatif. La tuerie devient alors le summum de la qualité, de la valeur et du plaisir!

Alors ? Alors, c’est très simple, Buffalo raconte une tuerie et c’est un spectacle génial !

Jean-Pierre Haddad

Avignon, Festival Off, à Artephile, 7 rue du Bourg Neuf. Du 7 au 26 juillet, à 17h55. Dès 12 ans, relâche le mercredi. Réservation : https://www.vostickets.net/billet?ID=ARTEPHILE&SPC=13751

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