La pièce de Thomas Bernhard avait provoqué un scandale lors de sa création à Vienne en 1979. Il y fait avec une ironie féroce la peinture d’une société autrichienne où persistent l’antisémitisme et l’admiration pour le nazisme. Ce portrait de famille est pour Thomas Bernhard l’occasion de régler ses comptes non seulement avec ce pays qui n’assume rien de son passé, mais aussi avec une société où la bonne conscience de la bourgeoisie ne masque même plus son hypocrisie, sa mesquinerie et son abjection.
Nous sommes le 7 octobre dans la maison des Höller. Deux sœurs, Clara, paralysée à la suite d’un bombardement allié à la fin de la guerre, et Véra, attendent le retour de leur frère, Rudolf, pour fêter comme chaque année l’anniversaire de la naissance de Himmler que ce dernier avait rencontré lors d’une visite du camp qu’il dirigeait. Au fil des actes la monstruosité va croissant. Véra a caché son frère pendant dix ans à la fin de la guerre, le temps qu’il fasse oublier son passé de directeur de camp de concentration pour devenir ensuite président du tribunal. Elle ne cesse de faire sentir à sa sœur impotente qu’elle est un poids pour la famille et surtout pour le couple incestueux qu’elle forme avec son frère. Clara, que son frère et sa sœur traitent de révolutionnaire, tente de fuir dans les livres et les journaux, mais reste dépendante et impuissante. Rudolf, tout réjoui de revêtir son uniforme nazi pour ce repas annuel en l’honneur de l’anniversaire d’Himmler, s’enorgueillit avec emphase de sa position sociale et du pouvoir qu’elle lui donne. Avec Vera ils vont comme chaque année pouvoir feuilleter l’album des temps heureux, ceux du nazisme ! Et Clara ne pourra pas s’échapper.
Alain Françon met en scène de façon percutante ce texte tragi-comique d’une férocité décomplexée. Il a choisi deux acteurs magnifiques pour dire ces longs monologues où éclatent l’abjection de la bonne conscience et le regret des années nazies, que 80% de leurs voisins partagent dit Véra. Catherine Hiegel incarne une Véra effarante de mauvaise foi, exposant sans complexes sa tendresse incestueuse pour son frère et sa haine pour sa sœur. On ne sait plus si l’on doit rire ou s’étrangler d’indignation quand devant une photo du camp de concentration elle s’exclame « quel charmant paysage ». André Marcon est un Rudolf qui ressasse son passé en se peignant en homme important. En lui pas l’ombre d’un remord ou d’un doute, sauf peut-être celui de souffrir un peu de sa retraite prochaine, qui lui fera perdre son petit pouvoir. Face à ces deux monstres, Noémie Lvovsky, dans son fauteuil roulant, tient sa partition, presque muette, face aux ressassements de son frère et de sa sœur. Hostile à ce qui se passe dans cette famille, elle apparaît comme une image de la démocratie paralysée face aux relents nauséabonds du nazisme toujours vivant en Autriche selon Thomas Bernhard.
On s’attendait au pire, il est là ! Une pièce bienvenue pour réfléchir en cette période de montée de l’extrême droite.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 2 avril au Théâtre de la Porte Saint Martin, 18 boulevard Saint Martin, 75010 Paris – Du mardi au vendredi à 20h, samedi à 20h30, dimanche à 16h –
Réservations : 01 42 08 00 32
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