En ce temps-là, c’était encore la préhistoire de #MeToo, les viols de femmes étaient courants, « justifiés » culturellement, très peu dénoncés et encore moins poursuivis en justice. Pourtant dans la Rome pontificale du 17e durant neuf mois de la douzième année du siècle, un procès pour viol a agité le monde politico-religieux et celui des artistes de la Renaissance. En mars 1612, le peintre Orazio Gentileschi porte plainte contre Agostino Tassi, un confrère. L’artiste qui avait été engagé par Orazio comme maitre de peinture auprès de sa fille Artemisia âgée de 17 ans, l’a poussée de force dans une chambre pour la violer. Le chef d’accusation est précis : « défloration par force », stupro violente dit le latin juridique. Or, il se trouve que les actes de ce procès ont été conservés dans leur quasi intégralité. C’est à partir de ces transcriptions et d’une écriture de plateau que le Groupe Vertigo a construit le spectacle.

Sur scène, tout commence dans une salle de procès, bureau de tribunal devant un grand écran, box de la victime ressemblant à celui d’un accusé, barre des témoins où comparait l’accusé… et un parquet ancien presque atemporel sur lequel les lieux et les époques pourront être aisément traversées. On est à la fois surpris et cependant pas si étonné de découvrir dans la défense de Tassi tous les procédés bien connus aujourd’hui de décrédibilisation de la victime en cas de viol. Artemisia aurait une « faiblesse morale » voire des mœurs légères. Pourquoi avoir attendu un an avant de porter plainte ? Pire, comme de nos jours, la victime a dû raconter maintes et maintes fois la pénible scène d’agression, se justifier de la tétanie qui s’en est suivie… Sans parler des experts décrivant crûment les examens intrusifs pratiqués sur Artemisia. Si ce spectacle n’avait qu’un seul mérite, ce serait celui de nous démontrer par son aspect documentaire que la culture du viol avec ses injustes justifications sont des données transhistoriques liées à la vieille idéologie de la domination masculine qui se reproduit dans nos sociétés du fait même de la pérennisation de son ordre « phallocratique » ou « patriarcal ». La solution étant dans la contraposée…

Mais il en a bien d’autres ! Celui non négligeable d’avoir articulé dans la mise en scène le procès avec l’œuvre picturale d’Artemisia. Une sonnerie, quelques mouvements de plateau et son tableau Suzanne et les vieillards prend vie devant nous. Une jeune femme au bain est surprise par des hommes âgés. Selon Tassi qui se fait accusateur, l’œuvre attesterait des mauvais penchants d’Artemisia. Mais la jeune artiste fait judicieusement remarquer que contrairement à la plupart des représentations masculines de la même scène biblique, sa Suzanne s’offusque du voyeurisme des vieillards lubriques et se défend franchement de leurs tentatives d’approche.

La joute oratoire de la salle d’audience reprend mais bientôt ce sera le chef d’œuvre de l’artiste qui sera reconstitué. Le plateau devient tableau et Judith décapitant Holopherne apparaît. Autre épisode biblique où une jeune femme juive devient une héroïne en libérant sa ville de Béthulia d’un siège mortel en assassinant par ruse et de ses mains le chef assyrien. La chronologie du procès et celle de l’œuvre plus tardive se télescopent mais le tableau n’est-il pas la magnifique illustration du non consentement d’Artemisia ? La jeune femme s’est non seulement défendue en griffant son agresseur pendant le viol mais durant toute sa vie, elle a nourri un juste désir de vengeance. Nulle haine ou méchanceté dans cette représentation caravagesque, plutôt un geste punitif froid et précis. L’Inconscient parle à l’œuvre : scène sublimée de castration symbolique du mâle coupable. Malgré les témoins et les démonstrations on doute encore de la parole de la victime, alors l’artiste déchainera son cri de vérité par la voix et par un graffiti en lettre d’or : « è vero » répété à l’infini. Moment d’émotion et de sidération où le public touche le fond dur et résistant du problème. Artemisia prénommera sa fille Prudencia ! On saisit à quel point l’intimité du corps féminin est un enjeu politique. En dépit des siècles d’histoire, des mythes, des traditionnels et des idéologies qui le leur ont contesté, pas moins que les hommes les femmes ont un droit naturel souverain sur leur corps. Sa reconnaissance est un beau et digne un combat, encore actuel.   

L’artiste va-t-elle gagner son procès ? Une chose est sûre, l’audacieuse mise en scène de Guillaume Doucet fait triompher la lutte contre les violences faites aux femmes dans un final explosif et baroque qui fait s’effondrer le quatrième mur. En bord de scène, face au public, la comédienne Chloé Vivarès impressionnante d’engagement,  devient une Artemisia d’aujourd’hui et lance une vibrante clameur féministe. À ses côtés, dans les costumes flamboyants de Cassandre Faës et Anna Le Brun, ses camarades de jeu Philippe Bodet, Gaëlle Héraut et Bérangère Notta reprennent en chœur une phrase qui claque comme un slogan et gueule son rock revendicatif dans la sono : « Don’t let them fuck you! » De la scène à la salle le vertige Vertigo se propage… Le public empathique crie en silence avec eux. Le noir se fait et des applaudissements nourris retentissent, des bravos enthousiastes sont jetés en bouquets aux comédiens et l’on se prend à rêver d’un éclair émancipateur qui ferait enfin sortir les rapports hommes-femmes d’un clair-obscur où le sombre prend beaucoup trop le dessus!

Le prénom « Artemisia » vient d’Artémis, déesse de la chasse et a pour signification « santé éclatante ». Ce spectacle doit entrer dans le traitement d’urgence dont notre société a besoin pour guérir de son mâle dominant.  

Jean-Pierre Haddad

Avignon Off. Théâtre du Train Bleu, 40 rue Paul Saïn. Du 8 au 27 juillet.

http://legroupevertigo.net/spectacles/artemisia-gentileschi/

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