Deux formes blanches et animées, lutins agiles et facétieux sur un damier tout blanc, jouent au langage, font et défont des phrases, se jouent des mots. Ces nymphes linguistiques tordent les locutions, expressions, dictons et autres florescences langagières en tous sens et sens, comme des fils de fer avec lesquels on ferait et déferait de petites sculptures biscornues. Deux esprits espiègles échappés des pages d’un dictionnaire s’amusent à une sorte de mécamots, jeu de manipulations verbales, jongleries syntaxiques avec la langue dans le but de la rendre folle ou délirante. Capucine et Théodora, ce sont leurs noms (y compris à la ville) se livrent à une brillante démonstration de la plasticité du langage humain, démonstration parlée et actée puisque leur jeu corporel double ou mime les jeux de langage. Agencements discursifs accompagnés d’acrobatiques pantomimes, tout en gaîté et finesse.

Capucine la Loquace est très à l’aise, sa langue débridée navigue voile au vent, elle met « cap au signe ». Théodora la Taciturne, plus taiseuse, est du côté des choses qui cherchent leurs noms ; l’étymologie du sien « donné par Dieu » évoque la nature avant les mots, « terre odorante ». Dans leur juste-au-corps blanc comme l’espace cubique où elles évoluent, l’une et l’autre se complètent et s’articulent comme le signifiant et son signifié. Elles se disputent aussi, gentiment, sororalement et oralement. Mais l’oral ment nous dit le sous-titre du spectacle : « Parler c’est quand même mentir, mentir essentiellement » ! C’est vrai, parler c’est nommer et donc s’écarter des choses pour les encoder au moyen des signes conventionnels que sont les mots : la chose dite ou parlée n’est déjà plus « la chose ». Mais ce faux mensonge et vrai artefact est essentiel aux êtres de langage que nous sommes. Mon moi par exemple n’est pas grand-chose d’autre que ce que je peux en bredouiller ou en croire, mon songe ! Le mentir des mots dit malgré tout quelque chose mais il n’est pas souhaitable de prendre les paroles aux mots. Si nous oublions leur rapport d’écart et de regard avec les choses, nous risquons l’insignifiance… D’ailleurs, quand nous communiquons ce n’est pas seulement nos bouches qui parlent : « je vois la parole qui circule dans tes yeux ». Tout parle dans le visage humain sans oublier les modulations de voix avec lesquelles Capucine et Théodora jouent à merveille. Contre la langue de bois, le spectacle redonne chair au verbe. Il se veut un « voyage au cœur du langage », voyage surréaliste alors : on prend un mot ou une expression comme les surréalistes prenaient un billet de train au hasard et l’on embarque à la découverte des effets de sens, des associations sémantiques absurdes ou sensées, sérieuses et rieuses. Voyage au pays de l’Oulipo, cet Ouvroir de littérature potentielle initié par Raymond Queneau en 1960 et qui a longtemps sévi (sans survie) sur les ondes de France-Culture dans deux célèbres émissions Des papous dans la tête et Les Décraqués des années 80 au début du millénaire actuel.

La scénographie d’Arnaud Lazérat en cube et damier est elle aussi signifiante : boite à surprises ou à malices et parterre de jeu où l’on prend plaisir à subvertir les règles. Ce théâtre sait parler par tous ses moyens matériels : lumières joueuses de Manuel Desfeux et sons inspirés de Thomas Aguettaz. Saluons enfin le travail collectif de Capucine Baroni et Théodora Marcadé qui, avec Claire Lapeyre Mazérat qui a fait la mise en scène, ont conçu et créé cet Arrêt sur langage qu’est leur spectacle. Arrêt dynamique et ludique ! Arrêt qui invite à s’arrêter de parler pour ne rien dire et à réfléchir aux enjeux de l’acte de parole, à ses usages entre usures fatales et utilités vitales. Un moment actif et jouissif de théâtre.

Jean-Pierre Haddad

Théâtre des Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs 75001 Paris – Du 27 février au 22 avril, du dimanche au mardi à 21h15. Infos et réservations au 01 42 36 00 02 ou https://www.lesdechargeurs.fr

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