Un amour de jeunesse est toujours en péril surtout quand il se déroule l’année du Bac et que les destins des amants vont être séparés par la réussite à l’examen ou les choix de vie qui suivent ce rituel de passage de l’adolescence à l’âge adulte. Dans le cas de Thomas et Philippe, le caractère homosexuel de leur passion, au beau milieu des années 80 à Barbezieux-Saint-Hilaire en Gironde, impose une clandestinité sociale qui fragilise encore l’aventure. Autre déterminant sociologique, la différence de milieu socio-culturel entre les deux familles et les effets induits sur le parcours scolaire des fils : Philippe fort en maths est promis à un passage par une grande école parisienne alors que Thomas cherchera du boulot dans le coin. On comprend alors que le mensonge s’impose tous azimuts : ne rien rendre visible au lycée, se cacher pour s’aimer, faire croire à l’autre que l’on ne se quittera pas, mentir aux parents ; sans oublier le risque ou la tentation de se mentir à soi-même en se disant que c’est juste une histoire de sexe sans sentiments afin de pouvoir continuer à s’identifier à la norme dominante hétéro. On finit donc par se perdre de vue ou par se perdre tout court. Quand on se retrouve par hasard, soi-même ou l’autre, ça risque d’être trop tard…

Jusque-là, le roman autobiographique de Philippe Besson à l’origine du spectacle a surtout l’intérêt d’inscrire l’homosexualité par ailleurs réprouvée, bannie, exclue, dans la normalité du sentiment amoureux. Mais le récit n’est pas banalement linéaire. Par sa construction enchevêtrée, ses ellipses, ses retours en arrière, ses superpositions, ses décalages chronologiques, par ses ruptures de rythme entre dialogues et monologues, le texte transforme le temps de la narration en espace intérieur, en géographie mentale…

Souvent, du livre au plateau de théâtre, il n’y pas qu’un pas mais ici c’est un saut vertigineux et virtuose que réalisent la brillante adaptation et la judicieuse mise en scène d’Angélique Clairand et Éric Massé. Les deux complices du Théâtre du Point du Jour de Lyon n’ont pas craint d’amplifier l’éclatement du récit originel. L’espace scénique avec ses possibilités techniques de plans dans la profondeur, d’écarts sur les côtés, de niveaux dans la hauteur ou de flirt avec le public en bord de scène est merveilleusement utilisé, « exploité à fond » si on veut, formidablement mis en œuvre théâtrale. La scénographie de Clairand et Massé prend toutes les libertés mais avec justesse, efficacité et recherche esthétique. La vidéo audacieuse et maîtrisée de Vincent Boujon parvient à tenir un rôle à part entière dans la transposition, celui d’un regardeur démultipliant les points de vue ou s’aventurant presque en voyeur dans les hors-champs scéniques du récit. La musique de Bertrand Gaude et les chansons en anglais ou en français interprétées par le comédien qui joue le rôle de l’écrivain, ajoutent encore du volume à la fable en l’inscrivant dans une époque, celle de l’éclosion de la culture gay. Les lumières de Juliette Romens donnent à voir la complexité de cette histoire d’amour et de mémoire dans des éclairages variés, surprenants et inspirés.

Dans une telle aventure théâtrale, le jeu exige beaucoup des comédiens mais cela coïncide avec ce que le récit rapporte de la lutte des personnages avec leur propre Je affrontant l’exclusion sociale, la passion en secret, le mensonge et au final, la fatalité de la vérité. Raphaël Defour dans le rôle de l’écrivain, Étienne Galharague dans celui de Thomas et Mariochka, acteur non-binaire, dans celui de Philippe Besson jeune s’en tirent fort bien : puissance dramatique et forte présence physique pour le premier, aisance et finesse pour les deux autres. Anna Walkenhorst prête sa silhouette et sa voix à des moments singuliers entre désir et douleur.

De manière sous-jacente, cette histoire si originalement adaptée à la scène théâtrale, contient une leçon de vie exemplaire : à force de s’entendre dire par sa mère « d’arrêter avec ses mensonges » (dissimulations contraintes) l’adolescent homosexuel de la pièce devenu adulte et s’assumant, semble opter pour une éthique que nous pouvons tous partager quelles que soient nos différences : vivre et continuer dans sa vérité.

Jean-Pierre Haddad

Théâtre de la Tempête, Cartoucherie , Route du Champ-de-Manœuvre 75012 Paris. Du 07 janvier au 05 février 2023, du mardi au samedi à 20h30, le dimanche à 16h30. Infos et réservations 01 43 28 36 36 ou www.la-tempete.fr

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