Pièce rarement montée, certes longue et emplie de personnages, mais histoire passionnante qui embrasse dix ans de chaos politique et de guerres fratricides et qui signe la chute de celle que l’on considère comme la dernière reine d’Égypte, la fin de la République romaine et l’avènement de l’Empire sous l’égide d’Octave.
Célie Pauthe y est venue comme un prolongement de sa très belle Bérénice, dans laquelle les rapports entre l’Orient et l’Occident percutaient déjà les passions les plus intenses. Tandis que chez Racine Titus renonçait à Bérénice pour régner, chez Shakespeare Antoine refuse de se plier aux injonctions d’Octave et ne renonce pas à Cléopâtre.
Dès le début de la pièce, la metteuse en scène installe une atmosphère chargée de passion et de volupté. Nous sommes en 31 avant J.C. à Alexandrie dans le palais de Cléopâtre. Elle enlace son amant le triumvir Marc-Antoine, vêtu d’une longue robe. Les femmes sont belles, les robes épousent les corps, l’alcool emplit les verres, un eunuque joue de la musique, une suivante chante. A ce rêve d’Orient va bientôt s’opposer, en la personne d’Octave, l’ordre romain fait de rigueur et de discipline. Le triomphe de celui-ci et la défaite d’Antoine à la bataille d’Actium vont signer la fin de la période hellénistique en Égypte, celle de la République à Rome et le triomphe de la pax romana. La domination politique de la Rome impériale s’accompagnera d’une domination idéologique. L’Orient sera présenté comme l’abâtardissement des valeurs viriles romaines. Certes c’est la volupté qui conduit Marc-Antoine à sa perte mais Shakespeare ne fait pas pour autant de Cléopâtre une sorcière, comme ce sera souvent le cas dans la légende. Il y a une mélancolie dans la descente aux enfers de ce couple mythique et un sentiment de perte déchirant de ce qui aurait pu être.
La scénographie de Guillaume Delaveau fait la part belle à tous ces aspects de la pièce. Sur le plateau, ors et bleus égyptiens des murs, motifs étoilés sur les plafonds, ibis posé sur une étagère dans le palais de la Reine s’opposent à la froideur des antichambres romaines. Le sable gagne, rouge comme le sang sur le champ de bataille avant qu’un grand tombeau n’impose sa présence tragique.
La musique joue un rôle important dans la mise en scène de Célie Pauthe. Dès le début Déa Liane,qui interprète le rôle de Charmin, une des suivantes de Cléopâtre (elle reprendra à partir du 31 mai le rôle de Cléopâtre) donne voix à une chanson d’une des grandes divas de l’âge d’or de la musique égyptienne. Les poèmes de Constantin Cavafy, un poète grec dont toute la vie est liée à Alexandrie joue aussi de ce métissage.
Mélodie Richard vêtue de robes fluides, jetant avec grâce son écharpe de soie sur ses épaules est une Cléopâtre toute en séduction qui abandonne peu à peu ses caprices pour la gravité de celle qui a perdu mais cherche ce qui pourrait encore être sauvé. Mounir Margoum abandonnant sa robe de fête pour un costume de guerre donne à Antoine toutes ses hésitations et sa complexité. Eugène Marcuse, en costume marine et chemise blanche, incarne un Octave qui ressemble fort aux technocrates efficaces, dirigeants d’aujourd’hui. Tous trois sont formidables, tout comme les acteurs chargés des rôles dits « secondaires », et on les suit sans jamais les lâcher au cours des 3h45 de la représentation, dans cette histoire où se mêle l’amour et la politique.
Une magnifique mise en scène d’où l’on sort, après tant de bruit et de fureur, avec un sentiment de mélancolie et de perte en pensant à ce qu’aurait pu avoir de différente la relation entre l’Occident et le Moyen-Orient si Antoine et Cléopâtre avaient pu mener à bien leur rêve.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 3 juin au Théâtre de l’Odéon, Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès, 75017 Paris – du mardi au samedi à 17h30, le dimanche à 15h –
Réservations : 01 44 85 40 40 ou www.theatre-odeon.eu
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