
Un génie de l’art attire toujours la lumière sur son œuvre et sa conduite publique. Entre les deux l’adéquation n’est pas toujours au rendez-vous. Mais il y a toujours aussi la part de l’ombre, la partie sombre, occultée. William Shakespeare, Bill pour sa femme Anne Hathaway, a eu une existence flamboyante à Londres durant une quinzaine d’années mais à Startford-upon-Avon, sa ville natale, il avait une famille, une épouse aimante et trois enfants qui n’ont guère connu leur père. En quoi cela fait-il problème diront certains ? En rien, sinon que regarder le grand homme depuis la nuit, peut être intéressant. Ici, ça va plus loin. L’intérêt n’est pas dans le lien civil ou affectif, distant de Bill avec Anne, mais plutôt dans l’interrogation de cette femme trahie au cœur d’un pacte qu’elle souscrivit par amour, avec enthousiasme et esprit de liberté. À peine s’être rencontrés et aimés, Bill et Anne, s’engageaient d’un commun accord à vivre leur vie chacun de son côté tout en s’unissant l’un à l’autre. Anne ne se doutait pas à quel point la vie de Bill allait vraiment être « de son côté » et pas du tout du côté de Stratford où elle se retrouvait abandonnée à une vie domestique, dans l’absence de son génie d’époux. L’argent arrivait régulièrement, mais l’homme ne passait qu’en coup de vent. A la double vie érotique de l’auteur anglais de renom, s’ajoutait une double vie géographique entre Londres et Stratford dont le dilemme fut vite tranché : non pas « être ou ne pas être » mais être là-bas et pas là.
La chose va plus loin… Le dramaturge canadien Vern Thiessen a eu la bonne idée de s’inspirer du testament de Shakespeare pour en faire une pièce de théâtre, Shakespeare’s will créée en 2005 au Citadel Theatre (Edmonton, Canada). Franck Berthier et Kady Duffy ont traduit ensemble le texte et se sont répartis les rôles, au premier la mise en scène, à la seconde l’interprétation de la femme de Shakespeare.
Dans la nuit du cube noire traversé d’un long et large ruban blanc qui remonte en fond de plateau, éclairé en bordure pas des néons à la tonalité de lumière changeante, une femme en robe fuseau noire est étendue en croix, face contre sol. Jour d’enterrement de William Shakespeare. Le deuil de son épouse commence par une identification douloureuse à l’homme aimé qui vient de mourir, elle meurt avec lui. Pour nous, elle se relève et va revivre leur histoire, nous en dire l’essentiel de son point de vue. Une belle rencontre amoureuse mais vite emprisonnée dans une grossesse non souhaitée, un mariage forcé et un pacte de liberté qui tournera à l’abandon conjugal et à la relégation provinciale. La remémoration sera tantôt joyeuse, tantôt triste, toujours pleine de vie, grâce au jeu de Kady Dufy qui interprète avec intensité et forte présence une femme trahie mais se bagarrant pour ne pas sombrer dans le stigmate de l’épouse abandonnée. Ce n’est pas qu’au Royaume de Danemark qu’« il y a quelque chose de pourri » (Hamlet, I,4) mais aussi dans l’idée que Shakespeare se faisait de sa succession en termes de lignée et de biens matériels. Le contexte de l’époque peut faire mettre la chose sur le compte des coutumes et préjugés en vigueur, mais… Ce qui comptait pour William était d’avoir un fils qui porterait son nom au-delà de sa mort. À ce titre, il devait être l’héritier principal de la richesse accumulée au Royaume d’Angleterre ! Or, Hamnet, le fils, est mort de la peste ou noyé. Le « Barde immortel » qui avait saisi avec profondeur les ressorts des passions tristes de l’âme humaine dans ses pièces, ne put s’empêcher de se laisser aller au ressentiment le plus injuste en rendant responsable sa femme de cette privation de descendance mâle. D’où le drame du testament ! Celui-ci privait en effet la dévouée Madame Shakespeare de la riche maison de Stratford au bénéfice de la sœur de William, détestée d’Anne à qui ne revenait que le lit conjugal – ultime ironie shakespearienne ?
L’histoire est ancienne mais ses enjeux sont encore d’aujourd’hui, ceux du patriarcat, du machisme. L’intelligence de la mise en scène de Franck Berthier, assistant de Bon Wilson à l’époque de l’ouverture de l’Opéra Bastille, est justement d’avoir pris le parti d’une scénographie moderne, abstraite même, d’une grande beauté formelle ! Sur la bande blanche dont la nature véritable se révèle à la fin de la pièce, la comédienne franco-américaine joue une narration passionnée et mouvementée, avec accent anglais naturel. À terre, debout, perchée, pliée, relevée, pleurant, riant, voilée de blanc ou de noir, vaincue puis vainqueure, portant avec grâce la tension dramatique du récit, Kady Duffy joue une femme qui lutte et qui trouve la force non seulement de ne pas perde ou se perdre mais de vivre encore, de vivre après, autrement, pour elle, libre ! Malheur, colère, nostalgie, révolte, joie, ironie, dignité, le personnage merveilleusement incarné par la comédienne traverse ces états comme des épreuves de libération.
Ne pas manquer cet anti-drame shakespearien porté par un souffle féminin d’aujourd’hui.
Jean-Pierre Haddad
Avignon Off. Présence Pasteur, 13 rue Pont Trouca, Avignon. Du 4 au 26 juillet à 18h. Relâche les 9, 16 et 23 juillet. Informations : https://presence-pasteur.fr/
En septembre 2025, Festival les Murmures du Vent Saint-Brevin-les-Pins (Pays de Loire).
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