Pour se présenter au public du Théâtre de l’Union Aurélie van Deale, récemment nommée à la tête du CDN du Limousin, a eu la bonne idée de remonter Angels in America, pièce hors norme du dramaturge new-yorkais Tony Kushner, en version intégrale : 1ère partie Le millénium approche, 2ème partie Perestroïka. Plus de quatre heures d’un théâtre intense et total ! Peut-on imaginer meilleure carte de visite ? L’œuvre est connue et malgré son ancrage historique dans les années 80, elle gagne, et nous avec, à être rejouée un peu comme un classique. En un sens Angel in America en est devenu un. Rappelons que la pièce est entrée au répertoire de la Comédie française en janvier 2020, mise en scène par Arnaud Desplechin.
Angel in America est une œuvre riche, complexe, foisonnante ; poétique et politique, religieuse et athée, sociale et antisociale. Elle est aussi individualiste et anti-conservatrice, prophétique et iconoclaste ainsi que genderfuck comme le revendiquait Kushner pour qui « Dieu est singulière ». Elle est encore gay et fort gaie, sombre et burlesque, franchement idéaliste et relativement pessimiste. Son baroquisme réclame donc une mise en scène à la hauteur. Celle d’Aurélie van Deale aidée de Mara Bijeljac atteint un sommet dans les effets dramatiques, le rythme, la force et la justesse. Elles offrent un spectacle qui impacte la sensibilité éthique et politique du public du début à la fin. Il faut dire que le Collectif INVIVO composé de Julien Dubuc, Grégoire Durrande et Chloé Dumas a « mis le paquet » sur la scénographie, les lumières, la vidéo et la musique (principalement de David Bowie). Le décor est basique mais efficace, polyvalent et laissant toute place au jeu: des sièges baquet en plastique, des néons et enseignes, des rideaux de perles et une cabine vitrée à effets spéciaux où apparaissent tous les ailleurs qui hantent le déroulé de l’intrigue : anges ou démons, prophéties ou provocations enrobées de fumées mystiques.
Y aurait-t-il des anges en Amérique ? Ange de la liberté, ange du dépassement des frontières, ange de la réussite, ange de l’amour, ange du droit et de la force… L’avocat Roy Cohn, personnage central de la pièce a réellement existé. Celui qui aida McCarthy à envoyer les époux Rosenberg à la chaise électrique, fut ultra-reaganien et ami d’un certain Donald Trump n’est, lui, pas un ange – ou alors un ange déchu, tombé pour avoir fauté, trafiqué, fraudé – plutôt un démon doublé d’un amant homo tyrannique. Antoine Caubet en donne une interprétation remarquable avec l’hubris qu’impose le personnage et le pathétique d’un homme qui apprenant qu’il est atteint du Sida veut faire passer cette « maladie honteuse » pour un cancer du foie. Comme son sous-titre le suggère, la pièce met en pièces les grands mythes américains comme celui du mélange ou de la liberté. « L’Amérique n’existe pas » dit un rabbin en préambule car dans ce grand melting-pot le mélange ne se fait pas et chacun reste séparé. « L’Amérique est un pays où le mot libre sonne comme une fausse note. » Le tout sur fond de montée de l’épidémie de VIH à New-York. Et Kushner de se jouer de l’acronyme SIDA : « Sexe insuffisamment développé en attaque ». Certes, la communauté gay durement atteinte n’a pas contre-attaqué autant qu’elle aurait pu ou dû le faire face au « laisser-mourir » d’une société bien-pensante et malfaisante. Faisons écho au jeu de mot de l’auteur et proposons : Sentiment Incommensurable de Déchéance et d’Abandon.
Les titres des deux parties sont finalement très parlants. Tony Kushner qui se voulait homo, juif et marxiste situe le drame en deux moments historiques dont il fait des marqueurs symboliques de l’époque : le passage au deuxième millénaire et l’ouverture politique de l’ex-URSS connu sous le terme russe de « Pérestroïka ». Entre le tournant du siècle et l’espoir d’une reconstruction démocratique universelle, il y aurait une sorte de « révélation », dimension littéralement apocalyptique de la pièce. Loin des habituelles erreurs sémantiques, les mots millénium, apocalypse, catastrophe (« renversement » selon l’étymologie) qui peuvent caractériser le spectacle n’induisent aucune valeur négative. Angels in America est avant tout un appel au dépassement, au renouveau. Kushner disait de son œuvre que « les enjeux sont de vie et de mort ». Aurélie van Deale a su montrer que nous pouvons mourir de la dislocation des liens humains ou alors, vouloir vivre autrement.
Et si toute révélation n’était que rêve de relations nouvelles?
Jean-Pierre Haddad
Au théâtre de l’Union à Limoges, les 16, 17 et 18 décembre 2021. Avec Antoine Caubet, Emilie Cazenave, Gregory Fernandes, Julie Le Lagadec, Alexandre Lenours, Sidney Ali Mehelleb, Pascal Neyron, Marie Quiquempois. Costumes Laetitia Letourneau. La pièce peut désormais être reprise puisque la Comédie Française en a levé l’exclusivité.
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