
L’association Kourtrajmé, fondée en 1994, et bien connue depuis le triomphe public du film de Ladj Ly Les Misérables, a créé depuis 2018 des écoles de cinéma et de formation audiovisuelle, gratuites, destinées à ceux qui n’ont pas eu accès aux établissements d’enseignement supérieur, plus particulièrement les jeunes issus de la « diversité » et résidant dans des « quartiers sensibles ». En 2020, la comédienne Ludivine Sagnier et le metteur en scène Sébastien Davis ont ajouté aux formations existantes une section « Acting », dont est issue la Compagnie Kourtrajmé. Elle présente aujourd’hui sa version d’Andromaque, avec une troupe de huit comédiens dirigée par le metteur en scène Cyril Cotinaud.
Les principe du spectacle sont simples. La mise en scène est discrète, c’est avant tout un travail de mise en mouvement et de direction d’acteurs sur un plateau nu. Les comédiens jouent l’essentiel de la pièce, chacun interpolant, à des moments bien choisis, une histoire liée à son vécu personnel. Ces histoires, racontées dans le langage d’aujourd’hui, sans trivialité ni facilité, ne sont pas nécessairement tirées de la vie des comédiens. Mais elles s’y rapportent, tout en éclairant leur personnage, qu’il s’agisse de la guerre d’Algérie, de la rivalité des Ottomans et des Serbes, des trahisons amoureuses ou des enfances mal aimées.
Certains pourraient juger que cette adaptation est superflue, voire irrespectueuse, et que Racine doit être dit tel quel. Ce n’est pas du tout mon avis. La mise en relation du texte de Racine avec des histoires et des émotions contemporaines lui donne une grande force tragique. On entend la violence de l’amour comme lutte et comme haine, le poids de l’héritage ancestral et national, la colère et le désir de vengeance. Ces thèmes, qui font la trame de la pièce, sont traités avec beaucoup de clarté et de puissance. On est également impressionné par la manière dont les jeunes comédiens disent l’alexandrin racinien. Ils le profèrent, ils l’envoient, sans trop de nuances, mais ils brûlent en les prononçant, et on sent qu’ils assument une énorme responsabilité face au texte, qu’ils veulent être à la hauteur. C’est très beau à voir et à entendre. Je n’ai jamais vu la détresse finale d’Oreste aussi bouleversante.
Ce serait un contresens que de penser que les interpolations enferment les acteurs dans leur identité. Il est évident qu’ils ne peuvent pas imiter les comédiens de la Comédie-Française. Mais tout le spectacle montre que précisément leur identité leur permet de se connecter à l’univers racinien, et de manifester la dimension à la fois actuelle et intemporelle du tragique. Au fond, on est très proche de Stanislavski et de l’Actor’s Studio, on voit la cuisine interne des comédiens, la manière dont ils donnent sens à leur personnage en allant fouiller dans leur vécu et leur histoire.
Il ne s’agit donc pas d’accueillir avec indulgence ou sympathie un spectacle qui aurait les vertus de montrer sur le plateau des jeunes qu’on n’y voit jamais, de rendre accessible à un public non cultivé la tragédie de Racine, de lui permettre, peut-être, d’opérer la catharsis de ses propres affects d’amour, de solitude, de colère, de désir de vengeance, et de combattre concrètement l’exclusion culturelle. Ces vertus, le spectacle les a bel et bien. On ne pouvait qu’être frappé de voir la salle remplie de jeunes de toutes sortes, qui lui ont fait un triomphe. C’est un travail pédagogique au sens le plus noble du terme. Mais le spectacle n’a besoin d’aucune indulgence, parce qu’il est non seulement très intéressant, mais formidable.
Pierre Lauret
Andromak a été représenté les 21 et 22 janvier, dans le cadre du festival Les Singulier-es, au Cent Quatre à Paris. Une représentation sera donnée le 4 avril à 21h00, à La Ferme du Buisson, Allée de la Ferme – 77186 Noisiel. Billetterie sur place du mardi au samedi de 14h00 à 19h00, en ligne (billetterie@lafermedubuisson.com) ou par téléphone au 01 64 62 77 77. La Compagnie Koutrajmé propose aussi une version du spectacle adaptée pour être jouée dans les établissements scolaires
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