Trois femmes, une mère Carol, sa fille Anna et sa petite-fille Bonnie se racontent à trois époques différentes, les années 70, les années 90 et aujourd’hui. Leurs dialogues et leurs actions s’entrecroisent et se font écho comme un héritage trop lourd à porter. De mère à fille se répercute une quête d’identité marquée par la peur de la maternité, l’envie de suicide, une lutte constante entre désir de vie et appel du vide de la mort.

Couronnée par le prestigieux Prix Susan Smith Blackburn en 2018, la pièce apparaît tentaculaire. Son auteur, la dramaturge Alice Birch, par ailleurs autrice de séries à succès comme Succession ou Normal People, y alterne des dialogues où la langue se fait vive, active, multipliant les répétitions comme « je suis désolée » et des monologues plus forts, reflets du tourment qui agite ces trois femmes. Surtout elle déploie simultanément dans trois temporalités différentes les récits de trois femmes unies par les mêmes questionnements liés à la féminité, à la maternité et à la difficulté de vivre.

Le metteur en scène Christophe Rauck a relevé avec succès le défi de cette variation exigeante sur la difficulté à rompre le cycle de la souffrance née de l’héritage familial. Lors de la première apparition de chacune des trois héroïnes, leur nom s’inscrit au fond du plateau. Ensuite le spectateur passe de l’une à l’autre et d’une époque à une autre en échappant complètement à une représentation linéaire du temps, comme si les fantômes du passé étaient toujours présents. On démarre dans les années 70 avec Carol sortant de l’hôpital les poignets bandés, répétant à son mari « je suis désolée ». Puis, alors qu’elle est encore au plateau, arrive sa fille Anna exigeant d’un médecin qu’il lui donne de quoi l’aider à la descente après un shoot d’héroïne. On est passé aux années 90. Chacune interagit avec d’autres protagonistes comme si les temps et les souffrances se répondaient. Puis apparaît dans les années 2020 Bonnie, la fille de Carol sans qu’elle interagisse jamais avec sa mère et sa grand-mère déjà mortes. Différents lieux sont en même temps au plateau, l’hôpital, la maison où la grand-mère s’est suicidée et dont ni sa fille ni sa petite fille n’ont réussi à se séparer. Dans de brefs moments de pénombre, les éléments de décor sont déplacés et les comédiennes changent de costume.

Le texte d’Alice Birch raconte simultanément sur la même page les trois histoires aux trois époques les dialogues s’entrecroisant et se faisant écho d’une colonne à l’autre. Pour incarner ces trois femmes saisies chacune avec leur personnalité et dans leur époque face aux mêmes doutes et aux mêmes interrogations, Christophe Rauck a choisi trois actrices exceptionnelles. Audrey Bonnet est Carol, submergée par sa douleur de vivre, son sentiment de culpabilité et son angoisse face à la maternité. Noémie Gantier est Anna qui a cherché dans la drogue puis le suicide la façon de fuir son tourment. Servanne Ducorps enfin est Bonnie, celle qui renonce à s’attacher et tente à tout prix d’échapper à l’héritage familial et à ce qu’il reflète des normes sociales dominantes. À leurs côtés sept comédiens et comédiennes incarnent la vingtaine de personnages de la pièce. Les voix se répondent dans un enchevêtrement complexe où la même réplique peut se retrouver de l’un à l’autre mais avec une intonation particulière, une couleur différente comme dans une partition musicale.

C’est déroutant, vertigineux et brillant.

Micheline Rousselet

Jusqu’au 19 avril au Théâtre Nanterre-Amandiers, 7 avenue Pablo Picasso, 92022 Nanterre – du mercredi au vendredi à 20h, le samedi à 18h, le dimanche à 15h – Réservations : 01 46 14 70 00 ou nanterre-amandiers.com – Tournée : du 15 au 23 mai 2025 au TNP de Villeurbanne-Lyon, puis printemps 2026 : La Comédie de Reims, La Comédie de Saint-Etienne, Théâtre National de Bretagne, L’Onde-scène de Vélizy-Villacoublay

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