Un homme est expulsé du pays où il vit depuis de nombreuses années car son petit commerce de droguiste a fait faillite. Il proteste auprès du douanier car il ne connaît pas le pays d’en face, celui où il est né mais où il n’a jamais vécu. Le douanier reste inflexible et le renvoie brutalement. Mais le douanier de son pays de naissance le renvoie à son tour car la loi a changé. N’ayant pas séjourné dans son pays d’origine, il a été déchu de sa nationalité. Ferdinand Havlicek commence alors une série d’allers-retours sur le pont qui marque la frontière, où il rencontre une foule de personnages improbables : outre les deux douaniers zélés et le policier qui l’a escorté à la frontière, un pêcheur à la ligne et sa femme qu’il oblige à lui apporter des vers de terre pour sa pêche, la fille d’un des douaniers amoureuse de celui du pays d’en face, deux Premiers Ministres venus là incognito et une aubergiste au bord de la faillite. Embarqué dans cette errance kafkaïenne il va accepter de porter des messages et va contribuer à tisser des liens entre les deux rives.
Cette tragi-comédie a été écrite par Ödön von Horváth en 1934, alors qu’il avait déjà commencé son exil hors d’Allemagne où ses livres étaient censurés et avant qu’il n’arrive à Paris où il mourut à 37 ans, victime de la chute d’un arbre lors d’une tempête. L’histoire y prend des allures de fable et s’inscrit parfaitement dans la tradition viennoise populaire et critique. La dérision y côtoie la démesure et le ton sarcastique souligne la bêtise et la méchanceté des personnages, surtout des hommes d’ailleurs, les femmes s’en tirant mieux ! Ce théâtre parle au peuple des sujets qui le concernent et garde toute son actualité car les questions des frontières, de l’immigration, de l’identité trouvent largement leur écho aujourd’hui.
Sur la vaste scène de la grande salle de l’Épée de Bois avec son mur de pierre, une petite passerelle de bois où l’on monte par deux marches et que l’on tourne et retourne, représente le pont sur lequel M. Havlicek va être contraint à ses allers-retours. Les six comédiens incarnant les huit personnages de la pièce (Raphaël Almosni, Sylvia Amato, Alain Carnat, Laurent Desponds, Théo Kerfridin, Sophie Kircher, Marc Ségala et Marie-Céline Tuvache) mis en scène par Alain Badis réussissent à merveille à garder à la pièce son côté tragi-comique. Ferdinand Havlicek se débat dans une situation kafkaïenne, l’obéissance aveugle aux règles des deux douaniers touche à l’absurde, la tyrannie du pêcheur à la ligne sur sa femme est cocasse, le nationalisme obtus règne dans l’esprit des fonctionnaires zélés et les Premiers Ministres sont traités de façon grotesque. Le travail sur les lumières évoque la traversée de la nuit pendant laquelle se déroulent les allers et retours du héros. Les costumes intemporels réussissent bien à placer la pièce dans hier et aujourd’hui. Dans les pièces d’Ödön von Horváth il y a des chansons. Cyriaque Bellot a composé pour les acteurs une partition qui oscille entre échos de la musique d’Europe Centrale et univers contemporain. Comme chez Brecht, ces chansons donnent à la farce une dimension à la fois jubilatoire, inquiétante et poétique.
C’est faire œuvre de salubrité publique que de monter cette pièce à l’heure où en Europe les crispations se réveillent sur la question des frontières et de l’identité nationale avec leur lot de bêtise crasse.
Micheline Rousselet
Jeudi et vendredi à 20h30, samedi à 16h et 20h30, dimanche à 16h
L’Épée de Bois
La Cartoucherie, Route du Champ-de-Manœuvre
75012 Paris
Réservations (partenariat Réduc’snes tarifs réduits aux syndiqués Snes mais sur réservation impérative) : 01 48 08 39 74
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