Un homme raconte : Lampedusa, les migrants hébétés que ramènent les canots des sauveteurs, les cadavres que les pêcheurs accrochent dans leurs filets, les corps à moitié dévorés par les poissons et rongés par le sel que rapportent les plongeurs. Il dit les souffrances subies par ces migrants dans leur long voyage en quête d’une vie meilleure, les corps tabassés, violés, ceux qui ont été abandonnés dans le désert ou dont on a prélevés des organes. Il écoute aussi la parole de ceux et celles qui les accueillent, les pêcheurs qui voudraient bien n’avoir à se soucier que de leur pêche, les sauveteurs qui les ramènent car « en mer on sauve ce qui doit être sauvé », le médecin légiste qui tente de leur redonner une identité et le gardien du cimetière qui ne peut se résoudre à les laisser sans sépulture. Il parle à son père, ce père auquel les mots ont toujours fait défaut pour parler avec lui.
Davide Enia est un jeune auteur, metteur en scène et acteur de théâtre. Il est né à Palerme, et Lampedusa c’est la porte à côté. Son texte frappe au cœur, la poésie y voisine avec la tragédie. Ce qu’il a vu, toute cette douleur bloque sa parole. Pendant un temps il ne fait plus qu’une chose, des confitures avec les quatre-vingt kilos d’oranges que lui a envoyées sa mère, jusqu’à ce que sa compagne lui dise qu’il serait temps d’arrêter et de parler.
La metteuse en scène Alexandra Tobelaim, qui avait déjà travaillé sur un texte précédent de Davide Enia, Italie-Brésil 3 à 2, donne toute la place à la beauté du texte. Pas de décor, à peine une vidéo prise à bord d’un bateau de garde-côtes. C’est l’acteur Solal Bouloudnine qui dit cette douleur, celle des migrants comme celle de ceux qui sont chaque jour confrontés à ces drames. Il est l’admirable passeur de ces histoires, de ces vies. À ses côtés la guitariste Claire Vailler chante, en sicilien ou en italien, apportant la consolation de la musique à ces vies fragiles. On la voit même hurler en silence bouche ouverte, tapant du pied de rage, comme si, à l’image de celui des migrants, son cri était couvert par le fracas du monde. Il y a urgence à les entendre et à refuser d’écouter ceux qui se laissent emporter par la peur au point d’en oublier leur humanité. C’est poignant, émouvant et très beau.
Micheline Rousselet
Spectacle vu aux Plateaux Sauvages à Paris dans une représentation réservée aux professionnels le 29 mars 2021 – En tournée ensuite, dates à suivre
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