« À l’abordage ! » était le cri d’attaque des combats navals d’antan. Ici la bataille se passe en pleine forêt et c’est le désir amoureux qui ouvre les hostilités. Ce pirate au cœur tendre s’en prend à une bande de corsaires puritains au service de sa majesté Abstinence. Suite à la lecture du roman Arcadie (Prix du livre Inter 2019, chez P.O.L.), le metteur en scène Clément Poirée a demandé à la romancière Emmanuelle Bayamack-Tam de lui écrire une pièce en double écho à son livre et au Triomphe de l’amour de Marivaux. Trop souvent le marivaudage est réduit à un jeu de masques, à un divertissement de mœurs frivoles. L’écrivaine en a adapté l’intrigue à notre époque en y ajoutant une dimension politique au sens large, ouvrant sur l’horizon d’une utopie nécessaire.

Sasha, la fantastique comédienne Louise Grinberg, et Carlie, la jeune et douée Elsa Guedj, sont deux copines en vadrouille, sac au dos et grosse envie de liberté dans les baskets. Sasha surprend la sieste du beau Ayden, interprété en alternance par David Guez ou Pierre Lefebvre-Adrien, et en tombe immédiatement amoureuse. Pour l’atteindre et éveiller à l’amour ce disciple trop servile de l’austère Kinbote, remarquable prestation de Bruno Blairet jouant et dansant tout à la fois, il lui faudra, forte de son prénom androgyne et de sa séduction, venir à bout du maître à penser et de sa sœur Théodora, veille fille grise et desséchée, interprétée par une Sandy Boizard qui redonnera au personnage les couleurs vives de l’amour. Carlie s’occupera d’Arlequin, serviteur fantasque de Kinbote, joué tout en facéties et gaîté par l’agile François Chary. À eux deux ils agenceront les plans de Sasha. La scénographie d’Erwan Creff assisté de Caroline Aouin est redoutable de simplicité et d’efficacité : au centre du plateau, une structure en cube aux parois parfois vitrées qui rappelle ces kiosques de parc où l’on comptait fleurette. Tout autour, pour isoler l’endroit où la bataille d’amour se livre et rendre mystérieux le hors-champ forestier, de grands voilages dont les mouvements rythment les scènes, laissent surgir de tous côtés les corps de plus en plus érotisés. Sasha parviendra à ses fins, celles qui ne lui servent que de moyens comme celle qui correspond au vœu de son cœur.

Triomphe de l’amour donc… Marivaux est respecté en même temps que revisité. Cependant, cet abordage a un enjeu très politique. Les questions du genre et de l’homosexualité sont convoquées au travers des cibles amoureuses tantôt homme tantôt femme de Sasha. C’est la même rhétorique de l’amour qui porte les différentes charges érotiques quel que soit le genre ou le sexe des personnages. Le désir vise seulement le plaisir dans l’union consentie des corps et des âmes. Cela constitue déjà une « politique de l’amour » dont la traduction républicaine serait la concorde, la fraternité, l’égalité dans la liberté, la tolérance et, pourquoi pas, une sociabilité heureuse ! S’y ajoute une émancipation politique des corps qui se concrétise dans le final de la pièce : montant sur un banc comme sur le socle d’une statue antique, Sasha affirme son désir triomphant dans une nudité physique et symbolique. On pourrait dire qu’iel devient le corps libre d’un individu féminin certes, mais hors de toute appartenance de genre. Mis au service de son vouloir, son pouvoir des mots a su triompher des mots du pouvoir qui bannissait l’amour et ses libertés. « La question politique est d’abord celle de la capacité des corps quelconques à s’emparer de leur destin.» disait Jacques Rancière dans Le spectateur émancipé (La Fabrique, 2008). Cette pièce politique en elle-même l’est aussi par ses effets sur nous. Déroulement et dénouement font bouger les lignes de nos représentations normées en travaillant le dissensus actuel entre le progressisme d’une identité socialement construite et le conservatisme d’un essentialisme métaphysique.

Saluons la richesse du texte qui combine avec harmonie la langue précieuse de Marivaux et celle contemporaine et engagée d’Emmanuelle Bayamack-Tam. Un grand bravo à Clément Poirée pour sa mise en scène minimaliste qui produit tant d’effets. Ensemble, ils rendent cet abordage victorieux ! Chose remarquable, le sens politique de la pièce n’empêche en rien son ton comique et réciproquement. On rit et l’on est constamment pris dans l’excitation joyeuse des intrigues de Sasha. Sur scène, iel conquiert trois cœurs. Dans la salle, l’énergie poétique et subversive de la pièce emballe le cœur du public. Ce soir-là, les spectateurs de tous âges, lycéennes et lycéens enthousiastes, trentenaires avisés, quinquagénaires réfléchis et cheveux gris enjoués applaudissaient à tout rompre. Une reprise qui demeure une heureuse surprise.

Jean-Pierre Haddad

Après une reprise cet automne au Théâtre de la Tempête, le spectacle sera en tournée à partir du 4 janvier en Île de France et en province jusqu’en septembre 2022. Nouvelle tournée de Janvier à Mars 2023.

Infos sur le site : https://www.la-tempete.fr/nos-productions/a-l-abordage-639

Bienvenue sur le blog Culture du SNES-FSU.

Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.

Des remarques, des suggestions ? Contactez nous à culture@snes.edu