Au « lever de rideau » c’est-à-dire dans le théâtre contemporain à l’éclairage de la scène, on découvre un décor fait de tentures d’un bleu-vert sobre, au tombé très digne. Aux deux rideaux latéraux, répond dans le fond de la scène un troisième qui clôt un cadre de bois sur une courte avant-scène comme dans les anciens théâtres. Cette scénographie de Charles Chauvet est un indice : théâtre dans le théâtre, mise en abîme sur un thème abyssal car « À la vie ! » traite de la mort donc de la vie !

Les dramaturges Élise Chatauret et Thomas Pondivie ont travaillé sur la base d’enquêtes anthropologiques et d’entretiens (médecins, bio-éthiciens, etc.). Avec les comédiens, ils ont voulu engager la réflexion : comment meurt-on dans la société d’aujourd’hui ? En pleine pandémie ? Oui et non, car celle-ci ne fait que confirmer une tendance lourde : depuis plus de cinquante ans on meurt très majoritairement à l’hôpital et donc assez mal dans la mesure où l’institution médicale impose les conditions de la fin de vie tout en se déchargeant des choix cruciaux sur les patients ou les familles pas toujours bien écoutés… Les médecins sont eux-mêmes coincés entre serment d’Hippocrate et loi hypocrite. Le premier comporte un article assez contradictoire : « Je ne prolongerai pas abusivement les agonies. Je ne provoquerai jamais la mort délibérément. » Difficile de tracer la frontière ! La seconde camoufle la réalité d’une euthanasie médicale inavouée derrière la formule de « sédation profonde et continue jusqu’au décès ». On mesure les enjeux et le poids des questions soulevées par un spectacle si informé en amont de son écriture et l’on peut véritablement parler d’un théâtre documentaire dans toute la noblesse du terme, ce qui montre et instruit. Bien évidemment, tout documentaire est création.

Au propos documenté s’en ajoute un autre plus théâtral : comment meurt-on sur scène ? Là, place au répertoire et aux infinies variations du typique « Ah, je me meurs ! ». Les comédiens Justine Bachelet, Solenne Keravis, Emmanuel Matte, Juliette Plumecocq-Mech et Charles Chauvet s’adonnent librement à la citation en acte. La bonne idée de la mise en scène d’Élise Chatauret a été de commencer le spectacle par là. Le public reconnaît ou non les œuvres et les scènes de décès, suicides ou meurtres, les apprécie et en rit. Sans le savoir il se prépare mentalement à encaisser des échanges plus âpres lors de la plongée dans la réalité fictionnée de l’hôpital.

Entre la mort sur scène et la scène de l’hôpital où se joue la fin de vie, il y a un maillon, une intersection : au mur de la salle de garde des médecins est accrochée la reproduction d’un possible tableau du XIIIes. représentant un jeune homme mort entouré de proches levant les bras au ciel. L’image joue comme un procédé de catharsis pour le personnel qui côtoient la vraie mort chaque jour. En même temps, elle fait signe à notre insu en direction du final de la pièce…

Le théâtre a de tout temps interrogé le monde humain. Celui de la Compagnie Babel va plus loin encore en interrogeant les humains avant de transposer leur monde sur le plateau. Autant dire que le théâtre commence par un mouvement vers ses autres, la vie, la société, les gens. « À la vie ! » s’attaque avec autant de sérieux que d’audace et d’humour à l’autre absolu, à l’altérité silencieuse, la mort. Cela résonne parfaitement avec la façon dont Élise Chatauret définit l’art dramatique comme « le lieu de l’autre ». La force de son théâtre est de savoir regarder le banal et le naturel comme un autre à reconnaître et à questionner. Pousser la vie jusqu’à son extrémité, la jouer sur la frontière de son autre fatal c’est encore lui donner force et liberté.

Jean-Pierre Haddad

Théâtre des Quartiers d’Ivry, Manufacture des Œillets, 1 place Pierre Gosnat, Ivry sur Seine. Jusqu’au 16 janvier. Mercredi, jeudi, vendredi à 20h30, samedi à 18h, dimanche à 17h. Infos et réservations 01 43 90 11 11 ou theatre-quartiers-ivry.com En tournée ensuite à Chelles, Verdun, Dijon.

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