Le noir se fait sur le plateau quasiment nu si ce n’est un portant au fond sur lequel pendent des foulards colorés. Nu mais habillé, recouvert sur toute sa surface de bâches plastiques souples et fines. On découvrira bientôt qu’elles sont aussi légères et translucides. Par endroits quelques reliefs avec de petites lumières cachées dessous. Un désert ? Un pays dévasté ? Une terre inconnue ? Un espace à conquérir ?

Au premier rang, une femme « parmi les femmes » se lève et avance dos au public, elle parle puis se retourne : « C’est comme une utopie » Quoi ? Un ailleurs ? Nulle part ? Un non-lieu abstrait ? Pas du tout, il est question de la Maison des Femmes de Saint-Denis, refuge dans la ville, un lieu réservé duquel tout mâle prédateur est banni. L’utopie n’est pas ici un idéal mais une réalité salutaire pour des femmes maltraitées, violentées par leur conjoint. Pour elles, le corps a été comme « perdu », il a été comme volé par leur agresseur, violé aussi. Ces femmes ont été comme dépossédées de leur être charnel avec tout ce qui accompagne un corps humain : parole, autonomie de mouvement, affirmation de soi et confiance, droit inaliénable à se déplacer à sa guise, droit au plaisir, droit à dire oui ou non selon sa volonté. Il s’agit donc pour ces femmes de retrouver leur corps parlant et désirant. Se réparer corps et esprit pour se réinventer un rapport libre et volontaire, érotique au sens large, une relation apaisée avec soi et autrui. C’est à ce point précis du réel de cette utopie qu’Emmanuelle Rigaud, comédienne et plus, intervient pour faire de son corps dansant le réceptacle des voix des habitantes de la Maison des Femmes de Saint-Denis. Cette femme qui se lève, c’est déjà une mise en mouvement corporelle ; quand elle parle, elle y ajoute un mouvement de pensée et bientôt elle va danser… donc parler avec son corps. Emmanuelle Rigaud pratique une danse du ventre que l’on pourrait dire « moderne » au sens où il ne s’agit pas de céder à l’ambiance de séduction d’un cabaret, lieu où règne un sexisme archaïque dissimulé sous un folklore désormais aliéné au marché. Nulle tenue affriolante, nul décolleté excitant. Un juste au corps de danseuse et un bustier afin de dégager la nudité du nombril. Celui-ci est en effet le centre de gravité de la danse du ventre, son point nodal. La danseuse nous explique que le déhanchement, vocabulaire de base de la danse du ventre est précisément un huit horizontal dans l’axe du corps comme si on dessinait de son bassin le symbole mathématique de l’infini autour du nombril. Ondulation réparatrice, reconquête d’une présence à soi.

Emmanuelle Rigaud est une danseuse du ventre engagée qui intervient dans cette Maison des Femmes de Saint-Denis. Elle transmet son art à des femmes brisées, dissociées de leur corps, humiliées dans leur chair, ventre et bas ventre, entrailles et âmes. Sur scène, elle raconte leurs histoires. Danse et récits alternent, et les bâches plastiques dévoilent progressivement de petits accessoires qu’elles cachaient. Vestiges et traces d’histoires singulières. Les plastiques deviennent des voiles tourbillonnants au gré de la chorégraphie. Le texte est de Penda Diouf. L’autrice franco-sénégalaise a écouté des femmes de Saint-Denis et s’est, elle aussi, initiée à la danse du ventre avec Emmanuelle Rigaud. Les mots deviennent auxiliaires de la danse : « La voie est un geste qui prolonge le corps » disait Claude Régy (1923 -2019) dans La brûlure du monde. Emmanuelle Rigaud incarne ce prolongement des articulations organiques aux articulations syntaxiques. Elle est charnière entre chair et verbe. Elle donne à entendre en donnant à voir.

On peut s’étonner du recours à la danse du ventre mais Emmanuelle Rigaud nous surprend et réjouit par sa façon de réinvestir cette spécialité, très vite on comprend le bien-fondé de son choix. Dépouillée de sa dimension sexiste, cette danse devient une parole éminemment féminine et possiblement féministe puisqu’elle met en avant le ventre féminin dans tout ce qu’il a de symbolique chez la femme en en faisant également l’enjeu d’une réappropriation non seulement esthétique et érotique mais politique. Souplesse, agilité, courbes, musculature affinée, taille et hanches. Le moment où la danse est exécutée avec l’éclairage autonome d’une lampe torche pointant le nombril nu de la danseuse est proprement sublime. Par l’artifice lumineux et les mouvements abdominaux, ventre et nombril se métamorphosent en visage et en bouche, le bas du corps semble devenir une personne ou son masque insolite. Emmanuelle Rigaud fait parler la partie du corps des femmes la plus meurtrie par le viol pour lui faire dire son désir de liberté et de plaisir choisi. La blessure se convertit en beauté. Avec sa compagnie Les Alouettes naïves, Emmanuelle Rigaud n’est pas si naïve que cela et son engagement tout en douceur n’en est pas moins déterminé : « La liberté quand elle est touchée du doigt, la sensualité peut émerger. » Une approche de la liberté qui surprend mais ose avec audace du politique au féminin.

En tandem avec Chrystel Jubien, photographe et vidéaste, elles ont créé Les Regardeuses. Sorte d’expérience collective en résidence au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine : la rencontre tous azimuts de vingt femmes et à l’horizon, un projet artistique. Si l’inclusivité du projet s’arrête à la porte du genre masculin, c’est un juste effet de l’histoire. Une émancipation doit toujours passer par « le travail du négatif » comme disait Hegel (1770-1831).

À corps retrouvé n’a vraiment qu’une limite… celle de sa trop petite programmation !

Jean-Pierre Haddad

Le Nouveau Gare au Théâtre, 13 rue Pierre Sémard 94400 Vitry-sur-Seine. Le vendredi 03 février à 20h.

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