Après avoir mis en scène un spectacle sur Pasolini, Catherine Marnas, la directrice du Théâtre National de Bordeaux-Aquitaine, continue à s’intéresser à ce qu’elle appelle « le glissement », une dérive régulière vers l’ultra-libéralisme et les valeurs d’extrême-droite qui ne déclenche pas l’alerte parmi les forces démocratiques. Dans ses recherches elle est tombée sur la première pièce de Tony Kushner, l’auteur de Angels in America, écrite en 1985. Il y était question d’un groupe de jeunes artistes confrontés à la montée du nazisme en 1932-33. Les questions qu’ils se posaient annonçaient celles des années 1985 lors de la réélection de Ronald Reagan. Au moment où Catherine Marnas s’intéresse à la pièce, Tony Kushner était justement en train de revoir sa pièce à la lumière du risque de réélection de Donald Trump. L’auteur et la metteuse en scène se sont rencontrés, ont dialogué et, chacun de leur côté, ont monté la pièce.
La pièce commence à Berlin le soir du réveillon du 1er janvier 1933. On est dans une ambiance qui évoque Cabaret. Des jeunes sont réunis, ils chantent un standard américain Just a gigolo, dansent, rient, discutent, parlent sexe et psychanalyse, fument de l’opium, une jeunesse dynamique et créative, ouverte aux idées nouvelles, proche des communistes et qui ne croit pas à l’arrivée au pouvoir de « ce peintre raté » dont on disait qu’il était un clown coprophage. La réalité va en quelques mois les rattraper. Les communistes et le parti social-démocrate sont incapables de s’entendre. A l’encontre de ce qu’espérait le Parti Communiste, les ouvriers ne rejoignent pas massivement ses rangs et nombreux sont ceux qui rejoignent le parti nazi. Hitler arrive au pouvoir en mars 1933. Les espoirs et les rêves sont abandonnés, les arrestations commencent et ceux qui peuvent émigrer le feront.
L’originalité de la pièce est de montrer que l’aveuglement des artistes et de la société en général face à la montée du fascisme, quand ce n’est pas un coup d’état qui l’instaure mais un glissement progressif, est toujours d’actualité. Pour cela, en 1985, Tony Kushner avait placé sur scène une jeune punk qui alertait du danger de la réélection de Reagan. Dans sa mise en scène Catherine Marnas l’a placée sur le plateau côté jardin en combinaison de latex noir, rappelant les événements de 1933 et montrant que le danger est encore là, Reagan ou Trump ayant fait voter des lois liberticides. Tandis que côté cour, les jeunes artistes allemands s’interrogent en 1933 sur leur carrière et sur leur avenir, que les communistes se disputent sur la ligne à suivre, côté jardin, derrière la punk, défilent les dates de la montée du nazisme et de grandes images d’archives où des foules se pressent aux meetings de Hitler. Avec l’élection de Trump, le cauchemar de l’élection d’un clown, lui aussi danger mortel pour la démocratie, revenait. Kushner avait donc décidé de faire intervenir sur scène le personnage de l’auteur de la pièce. Il arrive de la salle et interpelle les personnages et la punk. C’est assez drôle tout comme certaines répliques. Ainsi un des personnages dit à celle qui l’encourage à adhérer au parti communiste « Pour être membre de ton parti il faut un doctorat en aveuglement » et à la même proposition l’homosexuel rétorque « je ne peux pas, ils m’interdisent le mascara » !
La mise en scène, assez virtuose, réussit bien à mettre en relation les trois époques. C’est extrêmement vivant, les personnages ont une vraie épaisseur, tiraillés entre des choix contradictoires. Les acteurs qui les incarnent (Simon Delgrange, Annabelle Garcia, Tonin Palazzotto, Julie Papin, Agnès Pontier, Sophie Richelieu, Gurshad Shaheman, Yacine Sif El Islam, Bénédicte Simon) sont eux-mêmes jeunes et on les voit passer de l’insouciance à l’inquiétude, seuls face à leurs choix.
Alors que monte en France la voix d’un Zemmour et qu’un glissement vers l’extrême-droite menace cette pièce claque comme un coup de fouet.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 5 décembre au Théâtre du Rond-Point, 2bis avenue Franklin Roosevelt, 75016 Paris – à 20h30, le dimanche 5 à 15h, relâche les 28 et 29 novembre – Réservations : 01 44 95 98 21 ou theatredurondpoint.fr
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