Le 5 novembre 2018, deux immeubles de la rue d’Aubagne s’effondrent à Marseille. Huit vies disparaissent, des centaines d’habitant-es sont délogé-es et un quartier tout entier porte les stigmates de la catastrophe. De cette plaie collective est née une parole plurielle : celle de survivant-es, de proches de victimes, d’associations, d’habitant-es du quartier Noailles et du Collectif du 5 novembre. De cette parole va émerger la pièce de Mathilde Aurier née à Montréal mais qui a grandi à Marseille. 65 rue d’Aubagne, sa troisième pièce, a une dimension sociale et par là politique, mais l’engagement est d’abord personnel, affectif et mémoriel. Il est aussi artistique et cela se donne à voir avec force dans sa mise en scène ainsi que dans la scénographie de Sasha Walter.

En 2020, deux ans après le drame, l’autrice rencontre par hasard une survivante de la rue d’Aubagne qui au fil des échanges livre son combat intime et psychologique : comment se relever après un effondrement ? Il est aussi administratif et juridique : quelle adresse déclarer à des services publics ou privés quand cette adresse a été rayée de la carte, est partie en poussière ? Elle sera la Nina de sa pièce. L’intelligence de la pièce de Mathilde Aurier est d’articuler l’émotionnel avec le factuel, l’individuel avec le collectif. Au final, cette alchimie produit un théâtre ni documentaire ni réaliste mais à la fois documenté et fictionné proche de l’esthétique du réalisme magique. La scénographie en éclats d’immeubles effondrés, fait exister tous les lieux du drame, de la chambre de Nina à la rue d’Aubagne en passant par les bureaux municipaux ou le cabinet de la psychologue. La mise en scène insiste sur toutes les relations humaines, amicales ou anonymes, intimes ou sociales. Elle joue tous les temps comme celui de l’évacuation d’urgence de l’immeuble, le 18 octobre 2018, et qui s’était conclue par une autorisation à réoccuper les lieux, validée par une expertise !

Après ce genre de catastrophe on invoque le hasard, la malchance, la vétusté, la fatalité, le destin. Mais non, cet effondrement a des « effondreurs », directement responsables ou passivement complices. Négligence de propriétaires marchands de sommeil, incurie des services publiques, corruption morale des experts, mépris des politiques peu soucieux des injustices sociales dans le logement, le cocktail indigeste de ce genre de drame est bien connu. Au 63 rue de la rue d’Aubagne, l’immeuble était vide, fermé pour insalubrité. En ce jour du 5 novembre, c’est son effondrement qui a provoqué celui du 65 déjà bien atteint par les fissures, l’humidité et le bougé des murs – autant de signes avant-coureurs constatés trois semaines avant le drame. Alors non, pas la fatalité, mais un effet des inégalités de classes sur les précaires, les pauvres, les mal-logés ! Dans ce genre d’événement, les nantis prennent peur de la colère populaire (manifs, collectifs de citoyens) ; Gaudin, le maire indigne de l’époque, fit évacuer 4000 habitants de leurs logements vétustes avant de les y reloger ! Quelque chose de pourri au Royaume de Marseille en 2018 ou dans toute la République ? La pièce ne traite pas du procès juridique (trois copropriétaires et l’expert du 18 octobre ont été condamnés), Mathilde Aurier préfère faire ressentir sa ville meurtrie mais résiliente, combative même. Elle donne la parole aux corps, fait entendre la langue chantante de Marseille, elle évoque ses visages divers, aux couleurs de la Méditerranée. Elle n’oublie pas la neuvième victime post-effondrement : le 1er décembre 2018, le Collectif du 5 Novembre organise une « marche pour le droit à un logement digne ». La police macronienne a la gâchette facile en cette période de Gilets Jaunes. Zineb Redouane, une femme âgée habitant sur la Canebière s’apprête à fermer sa fenêtre pour se protéger des gaz lacrymogènes, elle reçoit un tir de grenade en plein visage. Elle décédera le lendemain non sans avoir pu témoigner qu’elle a vu le gendarme la viser…

Ces voix sont incarnées par de jeunes comédiens dont certains venant de la Jeune Troupe de la Criée. Saluons la performance de Camille Dordoigne, Glenn Marausse, Maël Chekaoui, Masiyata Kaba, Thessaleïa Degremont et Madeleine Delaunay. Ce théâtre du réel vécu est aussi un théâtre populaire et contemporain. La pièce a reçu le prix des Journées des Auteurs de Lyon, la bourse d’écriture Beaumarchais-SACD, l’aide à la création d’ARTCENA, le prix du public des Écrivaines et Écrivains Associés du Théâtre (E.A.T). Elle est lauréate des Voix du Bivouac de la Chartreuse et en lice pour le prix Godot 2025, organisé par Le Centre Dramatique Des Villages du Haut Vaucluse et choisi par un très large public de scolaires.

Comment dépasser l’effondrement symbolique du 65 rue d’Aubagne ? Par bien des côtés, Marseille pourrait être le laboratoire d’une république sociale de la diversité universelle. En attendant, dans la Cité phocéenne, le théâtre est bien vivant, et pas seulement à La Criée qui réalise un boulot formidable à côté et aux côtés de plein d’autres théâtres (et associations), comme celui très original de l’Astronef. « L’ extra théâtre » comme il se nomme lui-même, est un lieu un peu en dehors de la ville, mais vraiment extra(ordinaire) tout en étant intra puisqu’il se situe au cœur du Centre hospitalier psychiatrique Édouard Toulouse qui héberge donc depuis 1962, un atelier d’art dramatique et d’art-thérapie.

À Marseille, le théâtre sauve la République, porté par un public présent, engagé, déterminé et enthousiaste. Un public qui participa volontiers à l’hommage aux victimes proposé à la fin du spectacle par la troupe. 65 rue d’Aubagne est une production généreuse de La Criée, illustre théâtre amarré au Vieux Port – navire à quai dont l’équipage fait entendre (si on prête bien l’oreille) une autre Marseillaise : « Aux planches citoyen.ne.s ! Performez le réel ! Jouons ! Jouons ! Qu’un vent nouveau souffle… sur le pays ! »

Jean-Pierre Haddad

Théâtre de l’Astronef, 118 Chemin de Mimet, 13015 Marseille. Du 15 au 17 octobre 2025, à 20h.

Site du théâtre : https://astronef.org/saison-2025-2026

Tournée sous forme itinérante à Marseille : Du 6 au 9 Novembre 2025, Théâtre de l’Œuvre, Marseille / Le 14 Novembre 2025, Centre Social de l’Estaque / 23 Novembre 2025, Centre Social du Roy d’Espagne / 28 Novembre 2025 Centre Social La Rougière / 29 Novembre 2025, Centre Social Fissiaux / 19 Décembre 2025, Centre Social Saint-Mauront / Février 2026, Aix-Marseille Université (AMU)

Forme plateau : 20 & 21 Novembre 2025, Théâtre Vitez, Aix-en-Provence / Du 14 au 18 Janvier 2026, La Criée, Théâtre National de Marseille.

Informations et toutes réservations : https://theatre-lacriee.com/programmation/spectacles


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