Quand nous entrons en salle, un groupe de quatre étudiants des Beaux-Arts est déjà sur scène. Ils sont dans leur atelier, en plein travail de préparation d’une exposition collective qui conditionnera leur avenir de jeunes créateurs. Bien sûr, on dira que c’est aujourd’hui très banal que cet accueil des spectateurs par des comédiens en plateau… Sauf qu’il ne s’agit pas ici d’un effet de mode mais d’une scène en flashback dont le sens est essentiel à la pièce. En effet, Camille, Lola, Victoire et Tom sont plus qu’un groupe, ils sont soudés dans une même aventure et un partage symbiotique des valeurs qui fondent leur engagement en art. S’ils sont déjà là, c’est parce qu’ils sont entre eux, dans l’effervescence intime de leur amitié autour d’un même projet de vie. Et nous, nous faisons intrusion, nous venons les voir vivre et bientôt se déchirer sous nos yeux… Mais c’est leur affaire, ils n’ont pas de comptes à rendre, seulement régler leurs comptes entre eux. C’est au point qu’ils pourraient fort bien se tourner vers nous et nous lancer : « Qu’est-ce que vous regardez ? » En entrant dans la salle, nous entrons dans des vies qui ne nous demandent rien car elles ont intégré une loi de la jungle qui n’existe que dans les sociétés humaines : « On se vend ou on se tue »… A contretemps de cette alternative abjecte et viciée, leur vocation artistique est sans compromis. Pour eux, le monde ne vaut le coup, la vie ne vaut d’être vécue que dans la passion de créer, de s’exprimer avec une totale liberté et sans se soucier des normes ou même en les bousculant. Non par anticonformisme mais tout simplement pour exister, autant individuellement qu’en tribu, dans un espace qu’ils revendiquent comme un territoire à défendre, une ZAD au cœur des villes. Effet miroir : les jeunes gens de ce petit groupe de quat’z’arts, comme les appelait Brassens, sont sans doute « socialement privilégiés » mais ils participent d’une culture générationnelle plus large. Côté pile, un pessimisme aigu ou lucidement désespéré face aux désastres de la société chrématistique qui avilit l’humain et détruit la planète. Côté face : un irrépressible désir de vivre libre, de jouir sans entrave, de s’exprimer sans retenue et de fêter l’existence dans l’instant, voire dans l’excès.
C’est justement cette posture faussement paradoxale qui va déclencher le drame… Camille s’est peut-être effondré, il a dû « collapser » et c’est bien compréhensible, mais il a commis l’irréparable devant un bourgeois puissant qui tient la moitié des galeries d’art de Paris. Ce geste dix mille fois incorrect politiquement a condamné le groupe tout entier qui ne s’en remet pas, devra se séparer et peut-être mendier des excuses. En attendant, iels se déchirent violemment, à la mesure de leur amitié. Lola, Victoire et Tom s’en prennent logiquement à Camille, même si au fond d’eux chacun pourrait approuver son geste au nom de leur révolte contre un monde qui se reproduit sans leur avis et en imposant sa loi d’airain, le marché.
10805, c’est exactement le nombre de mots de la pièce, donc de mots que s’échangent les quatre comédiens. C’est aussi, car les mots sont dans le réel comme les âmes dans les corps, la somme des maux que ces mots tantôt expriment tantôt engendrent. Ironie de nommer les choses par leur aspect numérique et intelligence de la traduction du nombre en son contraire, le sens tragique du vécu. Pas étonnant que ces mots soient criés, ou chantés, ou mis en jeu, comme dans l’irrésistible monologue de Victoire qui n’ayant « plus rien à faire des concepts » et tout à faire de la sensibilité, s’improvise muse d’un « art charnière » et sans doute charnel, pas décharné ou désincarné ! Telle est la richesse (non capitaliste) de cette pièce étonnante et vivifiante d’Alexandre Cordier. Il en signe également une mise en scène dynamique, sans concession et redoutable d’efficacité. Le déroulé de ce moment incandescent est rythmé par un morceau d’anthologie, remixé parfois ou interprété sur scène à la guitare sèche par Tom : Pastime paradise de Stevie Wonder. C’est un peu le cri de guerre des quatre jeunes artistes : Let’s start living our lives/ Living for the future paradise.
On ressent un grand bonheur à voir que le théâtre se renouvelle sans cesse dans et par de nouvelles générations d’autrices et auteurs, d’acteurs et actrices, de metteuses et metteurs en scène et aussi de publics. Saluons les comédiennes et comédiens qui font exister et flamber en plateau leur propre jeunesse en même temps que celle de leurs personnages : Hugo Merck, Elsa Revcolevschi, Milena Sansonetti et Benjamin Sulpice.
Leur compagnie s’appelle La Mission… Pleinement accomplie !
Jean-Pierre Haddad
Jusqu’au 28 mai aux Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs 75001 Paris – Du mercredi au samedi à 21h15. Infos et réservations au 01 42 36 00 02 ou https://www.lesdechargeurs.fr
Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.
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