Est-ce un hasard si la musique commença pour Léonie Pernet par un cursus de percussions au Conservatoire de Reims ? Ce qui est enfoui met du temps à remonter à la surface. On commence par cogner sur des tambours et on s’aperçoit quelques années plus tard qu’on frappait à une porte invisible, au seuil d’un ailleurs. Pour cette musicienne multi-instrumentiste qui a ajouté les cordes de sa voix à son arc musical, il y a eu un avant et un après.
Après avoir battu pour Yuksek sur des rythmes électroniques et psychédéliques ; après un premier album, Crave en 2018 ; après un deuxième EP en 2021, Le Cirque de Consolation ; après d’autres choses encore dont la musique de la série H24 d’Arte, il y a eu pour Léonie Pernet, un voyage vers un avant lointain, dans le temps et la géographie. Un retour vers un pays jamais quitté car jamais habité, le Niger, pays de sa famille paternelle. Au retour de ce retour, c’est le continent René Char que Léonie visite et, tombant sur Le poème pulvérisé (1945), elle ne revient plus de ce pays mental dans lequel elle découvre un vers qui subitement l’enveloppe, sa personne ou son existence artistique, puisque c’est la même chose pour elle. Il faut dire que ce vers est d’une fulgurance inouïe : « J’ai pris ma tête comme on saisit une motte de sel et je l’ai littéralement pulvérisée ». Paradoxal accès à soi, qui ouvre l’artiste à la confiance et à la sérénité.
Pulvériser, c’est réduire en poudre, transformer du solide en poussière. Retourner à la poussière ? Non, car nous n’avons jamais été poussière de glaise ; mais oui, car poussières d’étoiles nous le sommes tous. Pulvériser, est-ce destructeur ? Être pulvérisé, est-ce une catastrophe ? Et si c’était une fragmentation salutaire, une dissémination créatrice ? Pulvériser, c‘est aussi devenir vapeur, plus fluide qu’un fluide, se répandre en dispersions gazeuses qui pénètrent les moindres interstices, là où la réflexion ne peut aller mais là où se précipite la poésie, là où vole la musique avec ses voix, ses synthés, là où éclatent les sons percutés, résonnant du côté d’une mémoire régénératrice et frappant sur un présent impossible.
L’art musical de Léonie, lionne d’un Niger retrouvé, est pulvérisation et irisation. Pulvérisation de notre époque en gouttelettes de vérités crues et criées à voix basse, réverbérations électro-poético-politiques : « Est-ce qu’il nous incombe / De réparer un peu le monde / Qu’est-ce qui au fond nous empêche / Qui au fond nous empêche / Qu’est-ce-qui tant nous encombre » Fusion de sons envoûtants, les synthés réalisent une synthèse des cœurs sans antithèse dans la salle ! Quand La Garance invite Léonie Pernet, Chloé Tournier, sa directrice inspirée sait déjà que ce sera une grande soirée de communion, comme une union des sœurs que nous sommes tous et toutes. Car la Scène nationale de Cavaillon connaît et aime son public qui l’aime en retour et sait répondre présent, complice et divers.
Le bouleversant recueil de René Char s’ouvre sur une question : « Comment vivre sans inconnu devant soi ? » Comme si le poète-prophète avait vu, il y a 80 ans, la dévastation à venir d’un capitalisme qui a tout réduit au même de sa mondialisation. La rente boursière s’engraisse d’une Terre ruinée : que reste-t-il d’inconnu devant nous ? Un mur bien connu. L’inconnu de devant, c’est aussi autrui et heureusement, l’art sauve cet inconnu frère. Nous pouvons encore nous aimer les uns les autres dans l’inconnaissance de chacun quand le partage des émotions esthétiques nous rapproche. En fin de concert, Léonie appelle le public à la rejoindre sur scène, pour un dernier morceau. Elle et ses musiciens-amis, Jean-Sylvain Le Gouic (chant, synthétiseur et batterie) et Yovan Girard (violon et synthétiseur) jouent alors dans le cercle éphémère d’un souffle collectif qui se veut durable, un chœur de corps, une armée d’idées partagées. Il faut souhaiter encore et encore que les religions d’oppression et de pouvoir régressent et laissent la place aux reliaisons nouvelles des âmes. Communier comme s’unir. Se lier par le langage universel de la musique et par un verbe des temps actuels. L’artiste nous engage tous : « Elle, il, nous incombe / De réparer un peu le monde / J’en fais le serment / Devant vous sciemment / Je tracerai dans le monde / Ne serait-ce que l’esquisse / Pour chaque étoile qui tombe / Pour nos filles et nos fils / D’une armée de colombes » Percussions du tam-tam qui bat en la poitrine de chacune et chacun. Musicalité entêtante qui pénètre en nous et ressort en vagues et balancements collectifs.
On dira que les paroles ne suffisent pas, qu’après ces moments les mots mentent… Comme si on ne le savait pas ! Mais elles et ils sont nécessaires comme des endroits où l’humanité peut encore exister ensemble avec devant elle, l’inconnu d’un possible désirable. L’art rapproche le lointain et un jour, ça cristallise… Comme une douce colère qui monte pour devenir le rugissement d’une lionne.
Jean-Pierre Haddad
La Garance, rue du Languedoc, 84306 Cavaillon. Samedi 15 novembre 2025. https://www.lagarance.com/
Site sur l’artiste (en anglais) : https://infine-music.com/leonie-pernet/
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