Comment ? La musique fantasque, débridée et expressionniste de Maurice Ravel (1875-1937) aurait pu trouver librettistes à sa mesure, à la mesure de sa démesure ? Seuls des auteurs atypiques, pleins d’audace et d’originalité auraient pu faire l’affaire ! La littérature française du début du siècle dernier n’en manquait pas. Par exemple, Franc-Nohain (1872-1934), ami d’Alfred Jarry et d’Alphonse Allais, qui se qualifiait lui-même de « poète amorphe ». Il fut effectivement le librettiste de L’Heure espagnole créée en 1907, une fantaisie musicale à l’intrigue aussi érotiquement relevée que sa partition est exaltée. Ravel parlait, lui, de « comédie musicale » et revendiquait d’y avoir composé des « mélodies délibérément exagérées ».
Concernant la deuxième œuvre au programme de cette soirée ravélienne de l’Opéra Grand Avignon, une sorte de fantaisie pédagogique, elle ne pouvait venir que d’une plume libre et anticonformiste comme celle de Colette (1873-1954). L’écrivaine qui connaissait Ravel comme Debussy et Fauré, fut sollicitée par Jacques Rouché, directeur de l’Opéra de Paris pour offrir au compositeur le livret de L’Enfant et les sortilèges, fantaisie lyrique créée en 1925.
Ces deux uniques œuvres opératiques sont bien différentes mais l’idée de les réunir par la double mise en scène de Jean-Louis Grinda, dans deux décors de Rudy Sabounghi et par l’Orchestre National Avignon-Provence dirigé par le chef Robert Tuohy est excellente car leurs partitions ont l’unité d’un même compositeur de génie. Pour ce qui est des livrets, une certaine résonnance-dissonance très ravélienne est audible : d’un côté l’exaltation d’une libido débridée se fichant pas mal des normes sociales, de l’autre la purgation de la méchanceté d’un enfant tyrannique par un sympathique maléfice de sorcellerie. Leçon croisée : le défoulement des pulsions n’est possible que dans un cadre adulte, dans la forme d’une transgression provisoire, voire codifiée mais un enfant ne peut être psychiquement structuré en grandissant dans le libre cours de son caprice.
Autant la mise en scène de L’heure espagnole relève du vaudeville sur panneaux dessinés en trompe-l’œil, autant celle de L’enfant et les sortilèges emprunte un dispositif évolutif suggérant l’action de forces magiques.
Concepción, la femme de l’horloger Torquemada (Kaëlig Boché), interprétée par Anne-Catherine Gillet, pratique un carpe diem hebdomadaire. Peu importe le statut social de l’amant, elle le veut vigoureux en amour. Un muletier, joué par le baryton Ivan Thirion, poireautant-là pour sa montre en panne, aura son heure de bonheur; déménageur d’horloge occasionnel, il « a des biceps qui dépassent tous [les] concepts » de Concepción ! Les plaisanteries érotiques abondent parfois aussi subtiles que le jeu de mot subliminal sur le nom de la province d’origine du muletier : l’Estrémadure… Musicalement, la partition joue le désir débridé de la femme de l’horloger et Ravel s’est plu à introduire de nouveaux instruments tels que les cloches, les carillons, le célesta, etc. pour y mettre surprise et relief. L’absence de chœur pousse les chanteurs-acteurs vers le jeu dramatique conforme à l’intention du musicien qui leur demandait de « dire plutôt que chanter ». Au final, cette « comédie musicale » pétille comme un feu d’artifice.
L’enfant turbulent, colérique et volontairement méchant, lui, ne s’en prend pas qu’à l’horloge de sa chambre. Mais Colette, plutôt que le faire réprimander par sa mère (Aline Martin), de toute façon dépassée, choisit de faire intervenir les objets et les animaux du jardin martyrisés par le garnement. Théière, Tasse, Lampadaire, Rossignol, Rainette, etc. deviennent des êtres animés autorisés à tourmenter à leur tour l’Enfant interprété fort justement par la mezzo-soprano Brenda Poupard. L’œuvre combinant une foule de genres musicaux est superbement mise en scène. Devant l’intervention des choses jouées par des chanteurs, l’enfant terrible finit par s’assagir. Seul face au chœur et au ballet, il subit un effet de masse qui le remet à sa place. Le traitement chorégraphique de l’intrigue est magnifiquement assuré par de jeunes voire très jeunes, danseuses et danseurs du Pôle Danse du Conservatoire du Grand Avignon.
Parfois, les mille facteurs que requiert une soirée parfaite se règlent comme du papier à musique !
Pourquoi celle de Ravel nous ravit-elle ? Peut-être parce que sa dissonance, ses surprises, ses excès, son chaos sympathique mais aussi ses mélodies oniriques éveillent notre sensibilité à une esthétique baroque associée à un défilé coloré d’affects.
Ravissement d’une soirée à l’Opéra d’Avignon qui a fêté son bicentenaire cette année.
Jean-Pierre Haddad
Opéra Grand Avignon, Place de L’Horloge, Avignon 84000 ; les 24 et 26 novembre. En coproduction avec l’Opéra de Tours, l’Opéra de Monte-Carlo et l’Opéra de Wallonie.
Tournée à venir. https://www.orchestre-avignon.com/concerts/lheure-espagnole-lenfant-et-les-sortileges/#
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