
Le premier Opéra d’Avignon (reconstruit après un incendie) eut sa première saison en 1825-1826. Deux siècles de musique opératique, cela se fête ! Le choix de Frédéric Roels, directeur de l’Opéra Grand Avignon, s’est porté sur une œuvre jouée lors de cette première saison et dont le compositeur est un local, François-Henri-Joseph Blaze, dit Castil-Blaze (1784-1857) étant né à Cavaillon. Les folies amoureuses, opéra-bouffon d’après Régnard, a la grande originalité d’être fait d’« arrangements ». Si le procédé n’a plus court aujourd’hui, il n’était pas rare à une époque où la demande d’opéras mettait sous pression l’offre. C’est ainsi que cette œuvre rassemble quelques-uns des plus beaux morceaux d’opéras, de Mozart à Pavesi en passant par Rossini ou Cimarosa.
Loin d’évoquer des aventures exaltantes entre amants, l’expression de « folies amoureuses » cache une sombre réalité, celle de la maltraitance et de l’oppression des femmes. Nous parlerions aujourd’hui de pédocriminalité pour les noces arrangées qui pouvaient avoir lieu entre une jeune fille (comme l’Éléonore du livret) et un quinquagénaire (comme son tuteur Albert); on évoquerait la question du consentement alors franchement ignoré ou bafoué, voire celle du féminicide. Le comble est que dans ce livret réputé comique, c’est Éléonor qui est assignée à une fausse « folie d’amour », subterfuge visant à la délivrer des rets de son vieux tuteur mais pour la faire tomber aussitôt dans les filets d’un séducteur du nom de Valcour qui évoque celui de Valmont…
Mais comment peut-on proposer une telle œuvre à quelques semaines de la clôture du retentissant procès des viols de Mazan qui s’est déroulé tout près, de l’autre côté des Remparts d’Avignon ? Déraison ? Provocation ? Frédéric Roels s’y entend en dialectique musicologique ! Par ce choix osé, il réalise un coup double qui s’apparente à un dépassement de la contradiction. D’une part, il donne à entendre une singularité musicale et culturelle d’un passé pas si lointain, un opéra-pastiche apprécié alors comme un kaléidoscope de la musique en vogue et des mœurs dominantes de la société patriarcale. D’autre part, il fait le pari de pouvoir revisiter un répertoire au contenu idéologique foncièrement critiquable en misant sur un mode de représentation permettant la distance et la réprobation aussi bien éthique que politique.
Ce pari est mille fois réussi et nous le devons à la metteuse en scène Chloé Lechat. Elle retourne l’intrigue comme une vieille chaussette usée mais qui peut encore servir ! Elle imagine que la violence contre les femmes se déroule « en coulisse » (sacrée ironie !) au sein d’un couple de chanteurs. Sans être une version concert, la mise en scène devient dépouillée puisque l’on assiste à des répétitions en plateau, rythmées par des scènes entre mari et femme dans le secret des loges, secret percé par la vidéo d’Antoine Legardinier. À l’image peu de paroles, presque du muet. Expressions et postures jusqu’à l’apparition à l’écran d’une figure d’autorité en la personne du directeur de l’opéra jouant son propre rôle pour mettre fin aux agissements du mari…
On voit que Chloé Lechat en résidence à l’opéra cette saison, a pris des libertés avec le livret et c’est heureux ! Cette mise à distance critique d’un contenu artistique d’hier qui n’est plus acceptable aujourd’hui est défendable non seulement pour des raisons éthiques et politiques mais parce qu’elle fait l’objet d’un traitement artistique qui vient ajouter à la création initiale dépassée une sorte de re-création salutaire. L’œuvre première est sauvée tout en étant dénoncée et son contenu condamné ! N’est-ce pas la meilleure façon de ne pas censurer des œuvres intéressantes mais franchement discutables ? Chloé Lechat possède une grande habileté en la matière puisqu’elle avait déjà signé cet automne une Traviata subtilement revisitée selon un biais féministe et antipatriarcal. Dans Les folies amoureuses, cette liberté engagée et audacieuse va loin puisque durant les entractes, les femmes du chœur de l’Opéra investissent le devant de scène pour chanter deux hymnes féministes actuels : Cancion sin miedo (« chanson sans peur ») de la mexicaine Vivir Quintana et l’hymne Debout les femmes.
Au final, cette célébration des 200 ans de l’Opéra d’Avignon se révèle un mille-feuille de significations. Après tout, un anniversaire réclame son gâteau ! D’ailleurs le public a applaudi à toutes les couches de l’évènement à commencer par une annonce faite avant le lever de rideau par le chœur au complet : solidarité avec les collègues du chœur de l’opéra de Toulon dont la direction a annoncé la fermeture pour des raisons budgétaires.
Saluons les comédiens et chanteurs qui ont doublé leur performance lyrique par un jeu d’acteurs de cinéma : Eduarda Melo interprétait Léonore, Fiona McGown, Lisette, Fabien Hyon, Valcour, Yuri Kissin, Albert . Au piano Benjamin Laurent.
L’avenir de l’art lyrique est-il assuré ? Si aucun avenir ne l’est, en revanche il est clair, aujourd’hui en France, que le désir d’avenir et de progrès social passe aussi par la culture et l’art, tous les arts ; il passe par les salles de spectacle, par la conscience citoyenne des publics et par des créateurs sans peur.
Jean-Pierre Haddad
Opéra Grand Avignon. Place de l’Horloge, 84000 Avignon. Samedi 1er février à 20h.
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