
On entend déjà : « Encore une Bohème !Les artistes qui tirent le diable par la queue, on connaît ! »… Mais quand on aime on ne compte pas ! Et puis, l’art est une métamorphose incessante et permanente des formes. L’esthétique de la représentation est non seulement caduque mais vaine : l’art qui veut instruire tourne vite à la propagande. De Friedrich Schiller (1759-1805) à Jacques Rancière (1940-), il a fallu deux siècles pour comprendre que sous le nouveau régime esthétique (au sens grec de sensible), l’art ne nous apprend rien mais transforme notre façon de sentir, de ressentir, de percevoir et donc de travailler le sens des œuvres humaines et par-delà du monde ; de puiser aussi dans ce régime transformateur du sensible une énergie nouvelle possiblement mobilisable pour agir dans le monde et peut-être le transformer à son tour.
Pourquoi ce détour philosophique pour parler d’une simple et énième Bohème ? Rien n’est simple, pas même le simplisme. Mettre en scène c’est toujours créer, plus encore mettre en scène avec sérieux et engagement une œuvre justement déjà très connue. Or, Frédéric Roels, directeur de l’Opéra Grand Avignon et metteur en scène de cette Bohème est précisément parti d’une question qui écartèle l’art entre son sujet et sa représentation ou sa fiction : « Comment raconter, à l’Opéra, une histoire d’artistes pauvres ? » Si sa mise en scène mérite qu’on s’y arrête, c’est que précisément elle répond pleinement au régime esthétique de l’art. Loin de montrer la misère avec de grands moyens et dans un endroit riche de son décor et de sa réputation, lieu par excellence de la distinction sociale, Frédéric Roels ne cède rien au misérabilisme et nous propose une mise en scène à la fois pure et minimale, et pourtant riche dans la façon de rendre la vie de bohème avec ses joies, ses souffrances, ses éclats de rires, sa camaraderie, sa dérision, son humour, son ivresse, sa légèreté et ses drames. Autant d’éléments présents dans le roman de Henri Murger (1822-1861), Scènes de la vie de bohème dont est inspiré l’opéra de Puccini et que le metteur en scène a voulu considérer davantage que le livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica. Mais écoutons-le plutôt : « Cela passe aussi par l’adoption d’un langage scénique distancié par rapport à l’histoire, une position brechtienne qui consiste à raconter l’intrigue sur un ton épique, ancré dans une vérité́ des personnages, mais sans volonté́ de réalisme et encore moins de vérisme. Nous nous contentons des éléments scéniques et accessoires strictement nécessaires à la narration, pour en faire ressortir les données structurantes. »
Cela se traduit pas une scénographie efficace et splendide. L’inconfort de la vie de Bohème ? De la distance : une scène en plan incliné avec quatre niveaux suffira à la signifier ! Les chanteurs doivent faire effort pour se déplacer, et sans le montrer cela se sent. Peu d’accessoires en plateau, un matelas par terre, une caisse… certes les artistes de la bohème ont peu de choses mais surtout l’espace est dégagé et les corps ont toute liberté de mouvement : on peut être pauvre et actif ! Une chaise, un poêle plus souvent éteint qu’allumé. Le dilemme devient : brûler la chaise ou un manuscrit de Rodolphe ? La chaise peut encore servir… En fond de scène, deux fenêtres qui se démultiplient comme dans un jeu de miroir, on pense aux toits de Paris sous lesquels, dans d’autres mansardes démunies comme celle-ci se jouent des vies sur le fil du rasoir. Des vies miséreuses et ignorées qui laisseront peut-être des œuvres géniales à la postérité… Ne pas montrer mais donner à percevoir. Cette modernité dans la mise en scène, c’est « beau, on aime »… Mais aime-t-on seulement parce que c’est beau ? Non, on aime parce que cette beauté permet d’aller à l’essentiel du sujet et de plonger au cœur des personnages, du sens de l’intrigue, de l’universalité incarnée de ce qu’est la vie d’artiste qui accepte de souffrir pour avoir le bonheur de créer !
À tout cela s’ajoute une belle distribution et des voix qui de bout en bout subliment le déroulé de l’histoire, ses joies et ses peines. Gabrielle Philiponet dans le rôle de Mimì et Diego Godoy dans celui de Rodolfo. Charlotte Bonnet chantait Musetta; Geoffroy Salvas, Marcello et Mikhael Piccone, Schaunard. Une direction d’orchestre magistrale de Federico Santi. Un chœur très acteur dirigé par Alan Woodbridge et la Maîtrise de l’Opéra d’Avignon dirigée par Florence Goyon-Pogemberg.
La Bohème, ce n’est pas le Royaume de Bohème… Et si les plus beaux royaumes se trouvaient au pays de l’expérience artistique ?
Jean-Pierre Haddad
Opéra Grand Avignon, Place de l’Horloge, 84000 Avignon. Vendredi 28 février 2025 – 20h ; Dimanche 2 mars 2025- 14h30 ; Mardi 4 mars 2025 – 20h https://www.operagrandavignon.fr/la-boheme-puccini
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