Pour un unique concert, le manouche argentin des rythmes afro-sud-américains Ignacio Maria Gomez a posé son baluchon sur la scène du Café de la Danse. On le connaît pour sa musique envoûtante, mais il faut le voir esquisser des pas de danse, c’est entre le patineur et la panthère… Ignacio a une voix aérienne qui nous enveloppe mais aussi une énorme présence sur scène. Est-ce dû à sa chevelure généreuse ou à sa façon de réchauffer les cœurs en touchant nos cordes sensibles et celles de sa guitare ? Cette soirée unique fut aussi exceptionnelle et présentée par l’artiste comme un anniversaire, non pas qu’il serait né en octobre mais cette métaphore voulait signifier que c’était une occasion rare d’inviter ses amis et son public à se rassembler en musique avant une pause professionnelle bien méritée.
Cela fait maintenant cinq ans que ce troubadour guitariste au grand cœur nous fait voyager au rythme de ses sambas, chacareras, zambras, cuecas combinées à la musicalité de la kora ou du balafon. Mélodies latino-africaines ou afro-latines car les allers-retours sont incessants dans la mixité musicale d’Ignacio. Ce qui nous envoute aussi c’est bien sûr, sa langue, cet idiome imaginaire empruntant sa phonétique autant aux langues africaines qu’à l’espagnol. En parlant cette langue qui n’en est aucune, il parvient à parler à tous. C’est un peu comme si Ignacio avait doublé le langage universel de la musique par un phrasé universel. « Pour moi les compositions ne viennent pas d’un calcul : je suis distrait et tout à coup dans la rue j’ai une mélodie avec des paroles qui arrivent. Je dirais même pas que je suis le compositeur, ça vient d’autre part et ça m’est offert. Je ne considère pas ça comme des compositions, mais comme des canalisations d’une mémoire sensorielle que j’ai depuis petit, celle d’un lieu paradisiaque et harmonieux que j’ai nommé « Belesia » parce que c’est le nom qui m’est venu. Et chaque chanson est un morceau de ce monde que j’ai juste pu traduire en musique. »
L’artiste dont l’enfance et la jeunesse se sont déroulées dans de multiples croisements culturels est un médium, un intermédiaire entre ces sources et nous. D’où la dimension chamanique de son art musical. Il ne s’agit pas de verser dans le mysticisme mais de comprendre que cette musique du pays de Belesia est le produit de son histoire et qu’à son tour, elle produit des effets sur nous. Quand Ignacio joue et chante c’est à la fois lui et beaucoup d’autres qui jouent et chantent à travers lui. Ces « autres » ne sont pas des esprits, êtres surnaturels mais des legs « surculturels », la synthèse des différents « esprits » des traditions musicales rencontrées.
Mais pourquoi cela nous fait-il tant de bien à l’âme et au corps ? Sans doute parce que ces « bonnes vibrations » viennent d’autres bonnes vibrations et Ignacio en est le passeur ou le chaman et l’assume : « Au Pérou et en Bolivie (…) une à deux fois par an le chaman reçoit un nouveau icaro [chant de guérison] ; et le chaman le plus expérimenté, celui qui sait soigner le plus de maladies, est celui qui possède le plus de chants. Moi c’est mon fantasme ultime, utiliser la musique comme un instrument de guérison.» Chose extraordinaire, cette guérison s‘adresse à tous sans que l’on ait besoin d’être ou de se sentir malade – Ne le sommes-nous pas toujours un peu, comme quand nous désirons consommer toujours plus ou quand nous avons peur de tomber malade ? Une des étymologies possibles de « chaman » est précisément en evenki (langue mongole), l’idée de danse ! Le créole musical d’Ignacio est un remède non à telle ou telle maladie mais à toute existence sans rythme ni danse. De ce côté-ci du grand océan qui nous sépare des terres amérindiennes, le chamane blanc que nous gagnerons à écouter bien qu’il manque des notes à ses partitions de textes, c’est Nietzsche, « Une journée sans danse est une journée de perdue. »
Belesia est aussi le nom de son album sorti en 2020. Le plus fou, c’est que désormais son public parle cette langue apprise au contact de sa musique, par l’oreille et le balancement du corps. Pas besoin de dictionnaire ou de traduction, on ne sait pas « ce que l’on dit exactement » mais on le dit quand même et on se comprend ! En fait, cette langue dit la même chose que sa musique, à savoir que l’humanité n’a pas de frontières ou qu’elles sont faites pour être traversées par tous, main dans la main, en une ronde aussi ronde que la planète, un peu comme dans La Danse, cette magnifique fresque de Matisse (Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris).
Ce soir-là l’ambiance était à la grande fraternité pas seulement musicale, le public fusionnel reprenant les refrains, les musiciens défilant sur scène en amis. Ze Luis Nacimento et Guillaume Latil étaient bien sûr de la partie mais aussi Natascha Rogers, Loy Ehrlich, Natalia Deco, Gabi Hartmann, Momi Maiga et d’autres encore…
Toute la salle devenait un grand caravansérail, un lieu d’hospitalité à la fois clôt et ouvert débordant de corps, de joies et de sonorités chaleureuses. Dans notre éprouvante traversée de la dure réalité post-Covid, crise climatique, inflation et guerre en Europe, une halte au Café de la Danse est toujours bienfaisante. Ce soir-là, on se serait cru sur l’île d’Utopia rebaptisée Belesia.
Jean-Pierre Haddad
Café de la Danse, 5, passage Louis-Philippe, 75011 Paris. Belesia, Ignacio Maria Gomezchez Hélico, 2020.
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