Pétrarque (1304-1374) a vécu en Vaucluse mais n’aimait pas les mœurs en cours à Avignon qui était pour lui une nouvelle Babylone… C’est pourtant dans la cité papale que le 6 avril 1327 en l’église Sainte-Claire, il aperçut Laure de Sade, épouse du marquis Hugo de Sade, ancêtre du diabolique Divin Marquis. Il en tomba sur le champ éperdument amoureux mais, très loin des amours transgressifs du descendant de Laure, Pétrarque voua à sa dame un amour courtois absolument platonique. Une sublimation érotique qui inspira au poète les 366 sonnets adressées à Laure dont il disait qu’elle avait « la forme d’un ange ».
Le pétrarquisme mit quelque temps à s’épanouir et connut son apogée à la fin du XVIe siècle. Une simple lecture qui plus est dans une traduction, pourrait-elle rendre la beauté de la prose du Canzionere avec ses mille nuances sentimentales aussi bien que sa transposition musicale par certains des plus grands compositeurs entre le 16e et le 17e siècle ? Cette mise en musique eut lieu mais nous l’avions oubliée ou ignorée. C’est donc soit une surprise soit une redécouverte que nous offre le Concerto Soave sous la direction artistique de Romain Bockler et Jean-Marc Aymes. Ce concert suave, homonyme du village de Soave en pleine Vénétie et dont le vignoble donne un vin blanc délicat, n’est pas seulement un concert. Son originalité tient à une réelle mise en scène avec mise en décor et mise en texte ! Sur le petit plateau de l’auditorium Mozart du Conservatoire de musique d’Avignon, un clavecin et un orgue mais aussi quatre chaises disposées en arc autour d’une table recouverte d’une nappe blanche qui tombe nonchalamment au sol. Sur la table, un bougeoir et quatre gros livres reliés cuir qui semblent attendre qu’on les ouvre. L’instrumentiste et les chanteurs font leur entrée et s’installent, celui-ci entre clavecin et orgue, ceux-là autour de la table. Chacun d’eux se saisit du livre posé devant sa place et l’ouvre comme pour en faire la lecture sauf qu’ils commencent par chanter à quatre voix. Ensuite, ils vont enchaîner les sonnets mis en musique en y intercalant des lectures d’extraits de lettres de Monteverdi au duc de Mantoue. Dans ces lettres, le musicien rend compte à l’exubérant prince Vicenzo 1er du recrutement de voix dont ce dernier l’avait chargé. Vous imaginez bien que ces lettres contiennent moult remarques sur les qualités et les défauts de ces voix, avec moult arguments techniques et esthétiques ! Monteverdi y rappelle par exemple qu’il convient de combiner avec équilibre la voix de poitrine avec celle de gorge : la première seule donne un effet caverneux mais la seconde sans la première, manque de profondeur. Il pose aussi un impératif absolu : il faut éviter l’afféterie, le naturel du sentiment ne pouvant souffrir d’être maniéré. Ce n’est pas seulement le contenu de ces lettres qui nous réjouit, amuse et intéresse mais aussi la façon dont elles sont lues : les chanteurs mettent leur voix au service du ton et de la diction, rendant cette lecture à la fois chantante et ludique.
Mais quid du chant à proprement parler ? La mezzo-soprano Corinne Bahuaud, le ténor Olivier Coiffet, le baryton Romain Bockler et la basse Guillaume Olry sont tous excellents. Leur technique est formidablement sure bien que les pièces chantées soient des plus complexes du fait de leur richesse musicale. Tantôt à plusieurs, tantôt en solo, ce quatuor de voix nous a offert un magnifique concert polyphonique faisant toutefois une large place à un art maîtrisé de la monodie, naissante à l’époque. Entre clavecin et orgue, Jean-Marc Aymes se dédoublant avec aisance pour accompagner ses complices dans l’excellence. Directeur de l’ensemble Concerto Soave, il a judicieusement réuni ces magnifiques voix faites pour s’entendre et être entendues ! Pour fêter ce 750e anniversaire de la mort de Francisco Petrarca, il a composé un merveilleux programme de motets profanes et autres pièces de compositeurs comme Andrea Gabrieli, Jacques Arcadelt, Giaches de Ponto ou encore Cipriano de Rore avec son « lo canterei », pour n’en nommer que quelques-uns.
Il y a quelque chose dans le baroque qui force l’admiration, comme un mélange de technicité et de simplicité, une beauté qui paraît sans artifice alors qu’elle est parée de mille atours et bijoux précieux. Mais encore faut-il que les interprètes sachent faire valoir ces sublimes paradoxes, qu’ils les transforment en émotions. Ce fut grandement le cas soir-là. Ce suave concerto fut un moment unique, extatique. Le temps d’une soirée, imposer le silence au bruit assourdissant du monde de brutes qui nous environne. Dans une de ses lettres Monteverdi se lamente et déplore « cette mort qu’on appelle la vie ». Loin de ce nihilisme chrétien préférant la vie éternelle post-mortem à la vie naturelle, mortelle mais réelle, et sachant désormais avec Proust que l’éternité n’est pas une durée indéfinie mais une expérience de ce qui nous est essentiel, on conclura que ce soir-là fut un moment de vie hors du temps appelé par cette musique-là.
Jean-Pierre Haddad
Concerto Soave, Amphithéâtre Morat – Conservatoire du Grand Avignon, 3 rue du Général Leclerc, Avignon 84000. Jeudi 30 mai 20h. https://www.concerto-soave.com/fr/concerto-soave/jean-marc-aymes
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