L’opéra de Moussorgski est une tragédie mais sur scène nul conflit mortel entre les protagonistes. Le tragique est à l’intérieur d’une âme éprise du pouvoir qui finit par n’en plus pouvoir… C’est de l’intérieur que Boris Godounov, usurpateur et tyran, s’effondre, s’autodétruit… Sans doute Boris Godounov est-il rongé de culpabilité, mais ce poison lui a été inoculé par ses propres « choix », choix non libres à peine voulus, choix passifs, choix de ne pas refuser sa compromission dans l’élimination de Dimitri, l’héritier du trône, fils d’Yvan le Terrible.

Mais le pouvoir n’est pas seulement une jouissance, il expose à des responsabilités. Peste, famine, crises politiques, le Tsar par usurpation ne peut faire face, les tourments l’envahissent. Si la révolte et le renversement de son pouvoir se précisent, c’est de l’intérieur que le tsar va tomber… Son temps est compté et il le sait. La folie gagne et le délire lui tiendra lieu de testament. Il meurt à la fois de son hubris et de son impuissance.

Mais comment recevoir cette œuvre si originale aujourd’hui ?

L’œuvre est shakespearienne si l’on veut ou fortement contrastée : le commun y côtoie le sublime, la trivialité se mélange à la noblesse. Mais elle est d’abord profondément russe et pas seulement par son sujet. Elle l’est du côté du pouvoir, de la passion mais aussi par une aspiration au spirituel souvent réduit à des symboles. Pire, la spiritualité russe a besoin de la souffrance comme le notait Dostoïevski. Elle est aussi souvent partagée entre les classes : les simulacres de la hauteur d’esprit pour les dirigeants et la souffrance pour le peuple. En cela la scénographie de Bruno de Lavenère a vu juste en partageant l’espace en deux scènes se superposant : en haut le pouvoir et son faste, en bas le peuple, hiérarchie de la représentation pour celle du représenté. Mais le déroulé du drame impose des inversions de répartition dans l’espace : le désordre gagne… Les costumes d’Alain Blanchot réalisés par l’Atelier de l’Opéra Grand Avignon sont de toute beauté mais surtout ils tiennent intelligemment lieu de décor et d’atmosphère. L’imaginaire slave habite l’histoire et habille ses protagonistes.

La musique de Moussorgski est riche, pleine de contrastes, d’élans et de clairs-obscurs. La direction musicale de Dmitry Sinkovsky assisté d’Ivan Velikanov a parfaitement servi la partition remarquablement interprétée par l’Orchestre National Avignon-Provence. Le défi de la partie lyrique, a brillamment été relevé par Luciano Batinic dans le rôle de Boris Godounov, Estelle Bobey dans celui de Féodor, Lysa Menu pour Xénia. Missaïl Kresimir Spicer interpétait Le Prince Vassili Chouïski et Jean-François Baron celui d’Andreï Chtchelkalov. Bien entendu, le Chœur de l’Opéra Grand Avignon dirigé par Alan Woodbridge et la Maîtrise de l’Opéra Grand Avignon encadrée par Florence Goyon-Pogemberg ont superbement contribué à la réussite totale de cette coproduction Opéra Grand Avignon et Opéra de Monte-Carlo.

Et puis, il y a l’actualité dont on peut faire abstraction dans une salle de spectacle sauf quand le sujet nous y ramène sans cesse ! Le peuple affamé supplie à genoux pour réclamer du pain. Il ne peut concevoir de donner l’assaut au Palais royal. « Notre père ! Notre bienfaiteur ! » Servitude peut-être « volontaire » du peuple russe ou soumission façonnée par des siècles d’autoritzarisme ? La comparaison avec la Russie d’aujourd’hui s’invite d’elle-même avec des questions qui nous taraudent : peut-on vaincre le despote actuel du Kremlin de l’extérieur ? Qui l’arrêtera de l’intérieur de la Russie ? Finira-t-il comme Boris Godounov par s’auto-empoisonner de pouvoir ? Mourra-t-il de sa folie despotique sans que personne ne le touche, ne l’atteigne ? En admettant que cela soit possible ailleurs que dans la fiction, cela induirait beaucoup d’autres morts et beaucoup de désastres pour presque rien, soit une petite personne humaine à la tête d’un grand pays. Banalité du despotisme russe ?

L’opéra est aussi une réflexion de notre histoire.

Jean-Pierre Haddad

Opéra Grand Avignon, Place de L’horloge, Avignon 84000. Vendredi 14 juin 2024 à 20h et dimanche 16 juin 2024 à 14h30. Informations et réservations : https://www.operagrandavignon.fr/boris-godounov

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