Une bonne semaine de jazz et tout est différent. Le monde s’habille des couleurs de l’arc-en-ciel avec des dominantes de bleus et de noirs, comme si la société oubliait ses blessures pour communier dans une même musique, une même ferveur. La réalité ne se fait pas oublier pour autant. Dommage que le jazz ne soit pas autant écouté que cette semaine là, dommage que le jazz ne soit plus la musique qui réunit les générations. Pourtant, les jeunes musicien-ne-s partagent aussi l’attrait de cette musique sans que le public perde un peu de ces cheveux blancs – ou pas de cheveux – et rabaisse son âge moyen.
Le festivalier que je suis est partagé à chaque moment de la journée. Comment tout voir, tout entendre ? Comment choisir entre la scène aux amateurs pour découvrir – pourquoi pas ? – les leaders de demain et les concerts de musicien-ne-s plus ou moins confirmés. Comment participer pleinement à tous les spectacles dits de rue – une mention spéciale à la compagnie Joe Sature qui sait faire rire en se moquant des travers de notre société – sans laisser de côté des concerts trouvés nécessaire au moment d’y assister ?
Le trop plein participe de la vitalité du festival et permet à tous les publics de trouver un spectacle à leur pied. Les populations se mêlent dans ces éclats de tous les arts de notre temps. Et la musique ?
Kenny Werner, pianiste remarquable dans la lignée de Thelonious Monk, Bud Powell, Bill Evans bien sur, capable de construire son univers et d’y entraîner le public ; Peter Erskine, un des batteurs les plus subtils et les plus swinguants, un batteur qui n’a que peu d’équivalent, reconnu dès les premières mesures chez qui se retrouvent, Shelly Manne comme Paul Motian et, sans esbroufe, sait installer un climat ; Scott Colley, un de ces contrebassiste qu’aucun tempo ne peut effrayer, un roc sur lequel s’appuient tous les autres ; un trio qui fonctionne auquel s’est ajouté le saxophoniste alto Benjamin Koppel vêtu comme Phil Woods (avec qui il a enregistré un album) sans doute pour lui rendre hommage, partageant la même esthétique mâtinée de ce jazz spécifique des pays nordiques. Le tout a pris comme dénomination « The Art of the Quartet », clin d’œil à Bill Evans ou à Keith Jarrett et cet art spécifique, celui du trio. Dans un théâtre surchauffé – ce n’était pas encore la canicule – la bande des quatre a su, par un coup de baguette magique, créer un espace-temps spécifique. Le public a reçu cette musique et a rendu aux musiciens l’empathie nécessaire à la réussite d’un concert.
Il avait été précédé par le saxophoniste alto Pierrick Pedron qui a refait la preuve qu’il est capable, à la manière de Charlie Parker, de projeter le son de son instrument ainsi que de son énergie et de sa capacité à se donner tout entier dans sa musique. Ce don de soi participe de la réussite de ses prestations, de ses performances. Il était en compagnie de jeunes musiciens – Carl Henri Morrisey au piano, Etienne Renard à la contrebasse et Élie Martin Charrière à la batterie – pour construire une musique qui vient de là, du blues et de Charlie Parker, influences qu’il sait transcender.
Jacques Schwarz-Bart, saxophoniste ténor partageant sa vie entre la France, les Antilles et les États-Unis était venu avec un programme – celui de son dernier album – rendant hommage à son père, André, lauréat si on s’en souvient du prix Goncourt en 1959 pour « Le dernier des Justes ». Un hommage vivant, gai mêlant allègrement, comme l’avait fait son père, toutes les cultures. La liturgie juive – le cantique des cantiques, un recueil de « tubes » -, les racines créoles et tous les thèmes venant de l’Afrique pour offrir ce mélange qu’il sait faire tenir dans ses influences jazzistiques à commencer par Coltrane. Grégory Privat au piano lui tenait la dragée haute le conduisant vers d’autres chemins, Arnaud Dolmen à la batterie assurait le rythme nécessaire et Stéphane Kérecki, comme à son habitude, faisait chanter la contrebasse pour des volutes, atmosphères gazeuses pour donner plus de mystère à cette construction étrange.
Je ne vous propose pas un compte rendu exhaustif, ce serait fatigant. Il est pourtant nécessaire de mentionner la performance de Raphaël Imbert, en compagnie de Anne Pacéo – à la batterie et artiste en résidence pour un an encore et qui a proposé une création pas totalement réussie -, de Johan Farjot au piano, de Felipe Cabrera à la contrebasse et de Ronald Baker à la trompette pour évoquer le 75e anniversaire du débarquement. Exercice difficile et réussi. Il faut écouter Raphaël Imbert qui avait réussi, l’an dernier, à la Cathédrale d’embarquer – et non pas débarquer – le public en partant de Bach pour arriver à Albert Ayler. Moment mémorable.
Théo Girard, contrebassiste, son trio et orchestre circulaire ont démontré que le jazz était capable de digérer toutes les autres musiques pour swinguer. Toutes les influences étaient visibles. Elles habitaient les musicien-ne-s tellement que le tout semblait inédit. Au Magic Mirror, les sons venaient de partout déroutant le public pour permettre cette grâce rare de la fusion entre nouveauté, modernité et tradition.
D’autres encore ont montré que les jeunes musicien-ne-s pouvait s’approprier les inventions des Anciens comme l’orchestre de Franck Tortiller reprenant les compositions de Frank Zappa pour les rendre actuelles. Le duo Alfredo Rodriguez & Pepito Martinez a baigné dans une franche joie de vivre, de pouvoir jouer le pays natal dans l’exil aux États-Unis. Ou encore Théo Ceccaldi qui a un peu perdu sa sauvagerie dans ce projet autour de Django sans parler du blues qui a suscité des réactions contrastées ou des « 1, 2, 3 piano » assez froid dans l’ensemble à l’exception du trio de Yaron Herman reprenant lui aussi un cantique des cantiques…
Terminons par un regret et une surprise.
Le regret : Cécile McLorin Salvant, grande chanteuse devant l’Éternel, capable de tout ; sublimant toutes les traditions, sachant mêler toutes ses influences dont les albums sont à recommander sans réserve, a construit un « show » a minima, en duo avec son pianiste, Sullivan Fortner qui a fait son possible et au-delà pour faire vivre cette musique proposée par la chanteuse. Ses compositions souffrent de platitude dans les paroles comme dans la composition musicale et il faut qu’elle se trouve dare-dare un répertoire sinon elle risque de se trouver engloutie dans les sables mouvants de la simple marchandisation.
La surprise est venue du groupe réuni par Ron Carter, 82 ans aux prunes, qui a commencé véritablement sa carrière dans le quintet de Miles Davis au milieu des années 60. Il sait montrer quel grand bassiste il a été et, de ce point de vue, n’a pas déçu. La pianiste canadienne René Rosnee, souvent pertinente dans ses albums, n’a, sans doute, pas osé dépassé les limites invisibles imposées par le contrebassiste/chef d’orchestre tout comme le batteur vraisemblablement. J’aurais aimé plus de décontraction, plus de recherches.
La surprise : le saxophoniste ténor engoncé dans son costume, cravaté comme le reste de la troupe, Jimmy Greene. Il s’était fait connaître fin des années 1990, début 2000 en réalisant des albums qui avaient retenu l’attention particulièrement sur le label Criss Cross avec ce « Forever » (de 2003). On l’avait perdu de vue. Fêtons son retour !
Les souvenirs commencent leur œuvre. La mémoire s’efface au profit d’images, de moments peut-être pas aussi forts objectivement mais qui restent ancrés dans notre cerveau. Le film s’évanouit au profit d’images… Plus encore la musique est reçue différemment en fonction de nos prérequis, en fonction aussi de nos expériences. Chacun-e la ressent différemment.
Au total : les déceptions et les réceptions permettent au jazz de faire la démonstration qu’il est vivant et bien vivant. N’est-ce pas l’essentiel ?
Nicolas Béniès.
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