Le jazz a son aristocratie construite sur le sol mouvant des reconnaissances collectives. Un Comte (Basie), un Duc (Ellington), une Impératrice (Bessie Smith), une Reine (Dinah Washington), un Président (Lester Young), une Lady (Billie Holiday) et même un génie tutélaire, Louis Armstrong pour former une sorte de firmament étoilé, une succession de constellations, une tempête de sang bleu. Mais pas de Baronne – même s’il y a un Baron autoproclamé, Charles Mingus – du jazz. Non, la Baronne est une vraie, du monde « réel », loin des légendes apparemment, venue d’Europe, née Rothschild qui plus est, devenue par le mariage avec un Jules – c’est son prénom – de Koenigswarter. Rien ne la prédestinait à rencontrer le jazz, sauf son amour de l’aventure, de la liberté et la lutte contre l’antisémitisme et le racisme.
Pour le monde du jazz, elle sera Nica ou Pannonica et pour l’éternité. Un film de Charlotte Zwerin, « Straight No Chaser », permettait de la voir aux côtés de Thelonious Monk. Sa petite fille, Nadine, avait contribué à la sortie d’un recueil étrange, « Les trois vœux des musiciens de jazz » (Buchet-Chastel) composé de photographies prises au Polaroid par Nica, assorties d’interviews de musiciens, les fameux trois vœux, qui permettaient d’éclairer des personnalités et de découvrir des musiciens oubliés.
Cristal Records, à l’occasion des 30 ans de la disparition de la « Baronne du jazz », a composé, sous l’égide de Yann Portail avec l’aide de Shaun, le fils, et de Nadine, la petite fille, un album de deux CD adossé à un livret pour faire connaissance avec la Baronne qui a eu, pour le moins, trois vies. Laissons de côté celle qui la voit aviatrice – une performance au demeurant dans ces années trente – ou sillonnant le monde pour faire toute la place à la passionnée du jazz.
Nica annonce les musiciens sur les thèmes qui lui sont dédiés. Les titres dessinent une nouvelle figure, un nouveau profil. Nica’s Tempo, Nica’s Dream, Blues for Nica… Il faut l’imaginer comme le proposent les musiciens, une allure, un rêve auréolé de bleus, de mélancolie sans compter les portraits que dressent Monk dans « Pannonica » ou Sonny Clark dans « Nica », deux manières de la représenter, de la voir. Kenny Dorham, trompettiste, l’appellera « Tonica », un autre programme, un autre aspect de sa personnalité.
Elle a hébergé chez elle la plupart des musiciens. Barry Harris, pianiste, la dessine comme une étrangère à son propre corps, comme une incarnation venue d’ailleurs dans « Nicaragua » ou, dans une autre des compositions du pianiste, comme une « Inca ». Il raconte que, habitant chez Nica, il s’entraînait sur le piano et peinait sur un enchaînement d’accords, il a vu surgir Monk sortant de sa chambre – c’était l’époque où le compositeur refusait de se produire, on le disait malade – pour lui montrer comment se sortir de la difficulté.
Le monde se souvient aussi que Charlie Parker, malade, est venu chez elle pour mourir ce 12 mars 1955.
Elle fait partie intégrante de cette musique étrange, comme sa Bentley dans laquelle se pavanait Monk très souvent. Elle a fait scandale, fréquentant sur un pied d’égalité ces musicien-ne-s noir-e-s, ce jazz qui était présenté comme une musique de sauvages.
Rendre vivante la Baronne Nica est nécessaire pour indiquer que les préjugés, racistes, anti-féministes sont à jeter dans la poubelle de l’Histoire. Elle est une des incarnations de la liberté, de la musique du cœur, incarnation du swing, qui n’accepte aucun compromis.
Nicolas Béniès
« Pannonica, A Tribute To Pannonica », Cristal Records, distribué par Sony Music.
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