La religion est une punition de l’esprit, infligée soit par les autres, parents ou groupe social, soit par soi-même, bêtise ou faiblesse. Cela n’est pas dit mais se voit dans le film Yurt à travers l’histoire de son personnage central, Ahmet, interprété par Doga Karakas. Le jeune Ahmet est un adolescent issu de la bourgeoisie d’affaire turque. Son malheur est d’être fils unique d’un père qui, rongé de culpabilité religieuse, veut se servir de son fils pour expier les péchés qu’il a commis dans sa vie d’entrepreneur libéral… Si le père (Can Bartu) est d’une totale et pieuse stupidité, le fils subit mais aussi incarne la bêtise paternelle avec soumission, car si la société turque des années quatre-vingt-dix est encore très laïque, elle est aussi fortement paternaliste et le sera plus encore en épousant l’islamisme sunnite en 2003 avec l’arrivée au pouvoir d’Erdogan . Ahmet signifie « celui qui reçoit des louanges » mais le père d’Ahmet qui a pourtant choisit le prénom de son fils n’a de cesse de le blâmer. Peut-être est-ce une façon de se renier lui-même, honte de soi, voire haine de soi qui nourrit le ressentiment et le nihilisme religieux. Dès lors il faut condamner la vie terrestre, ses joies, ses désirs libres.

Pour expier ses propres péchés, le père inscrit donc son fils dans un « yurt », un pensionnat coranique. Ahmet devient alors un adolescent à double vie : la journée, il fréquente un établissement scolaire occidentalisé réservé à la bonne bourgeoisie kémaliste ; le soir, il regagne son foyer islamiste où les pensionnaires issus de milieux défavorisés lui font payer le fait d’être un nanti. Le pire étant qu’il va y trouver un véritable ami…

Ahmet est un « martyr cinématographique », son personnage est en proie à de multiples déchirements. Déchirement socio-politique entre laïcité et religiosité, tension entre une identification idéologique à une « modernité » étrangère et une réaction identitaire emprunte d’archaïsme et de traditionalisme. Il est écartelé également entre amour et haine du père (avec réciprocité !) mais aussi déchiré entre un amour maternel qui l’infantilise sans pouvoir lui venir en aide et l’exigence paternelle qui l’idéalise mais aussi l’instrumentalise. Ahmet est encore tiraillé affectivement entre un premier amour romantique dans son lycée et une amitié masculine intense dans son foyer. Il subit également un déchirement linguistique et culturel entre les cours d’anglais qui ouvrent la jeune génération à l’Occident moderne et l’apprentissage par cœur du Coran dans un arabe incompréhensible et un contexte institutionnel arriéré incluant le châtiment corporel. Tous ces partages douloureux trouvent une formidable expression visuel et scénaristique dans le partage spatio-temporel des actions d’Ahmet : privé de foyer familial il va et vient quotidiennement entre deux lieux de vie absolument hétérogènes : le lycée et le yurt. Autant de déchirements fonctionnant en une série de champs contre champs qui font du personnage une balle de ping-pong silencieuse…

Difficile de trouver sa liberté au milieu de tant de contraintes, normes et traditions. Que peut-il arriver à un tel « sacrifié symbolique » ? La révolte ? La fuite ? La violence ? Contre qui ? Un espoir peut-être : la couleur qui sur la fin du film, vient chasser le noir et blanc de sa photographie…

Le jeune réalisateur turc Néhir Tuna déjà récompensé par plusieurs prix dont celui du meilleur réalisateur à Saint-Jean-de-Luz, aborde la critique sociale et politique par le biais d’une esthétique visuelle originale et audacieuse. Un premier long métrage prometteur et un cinéaste s’inscrivant courageusement dans les problématiques moyen-orientales de notre temps.

Jean-Pierre Haddad

YURT de Nehir Tuna, Turquie – France (fiction, 1h57). Sortie nationale le 03 avril 2024


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