Ce beau et déroutant document-terre qui se déroule dans le Valais suisse a pour protagoniste Vedette, fière représentante d’une espèce de bovins au pelage noir. Les vaches d’Hérens sont un peu « féministes », elles n’entendent pas laisser aux mâles l’attitude de dominance, ni le combat pour s’imposer dans le troupeau. C’est pourquoi elles participent volontiers à des joutes de printemps juste avant le départ en transhumance. Ces combats de reines sont organisés par les humains mais elles assurent le spectacle ! Dans les alpages en revanche, c’est naturellement qu’une vache dominante s’impose et que des rivales lui disputent le rôle de leader du groupe. D’une saison à une autre le trône change de mains ou plutôt de cornes mais une reine est nécessaire à ces vaches rustiques et grégaires dont la présence dans le Valais est attestée depuis 5000 ans.
Avec Vedette, Claudine Bories et Patrice Chagnard ont quitté les villes et le bitume pour le plancher des vaches, le vrai ! Ils ont quitté, par exemple, le terrain des rapports humains déchirés entre législation et urgence sociale comme dans Arrivants (2011) qui traitait de l’accueil des familles en demande d’asile pour celui des relations entre humains et non-humains. L’aventure leur a fait découvrir qu’un animal peut devenir un ami et qu’« une vache peut être unique comme une personne. »
Vedette, vache d’Hérens d’Élise Fauchère, est évidemment la vedette du film. Imposante et farouche mais tendre et câline, reine en combat et en alpages, elle est aussi une génitrice qui mettra bas jusqu’à la fin de sa vie. Entre elle et la fermière, il y a une véritable histoire commune. Elles savent réciproquement « joindre l’utile à l’agréable » selon la formule par laquelle Aristote définissait l’amitié. Élise et sa fille Nicole s’occupent de ses besoins domestiques, prennent soin d’elle et, de son côté, Vedette leur fournit du bon lait tout en assumant son rôle de cheftaine du troupeau lors des transhumances.
Alors que le couple de documentaristes filme en général « à la bonne distance », à mi-chemin entre l’intimité impudique et la froide distance, cette fois il s’est impliqué personnellement. Comme d’habitude Patrice tient la caméra mais il est chez lui dans le Valais. Quant à Claudine, elle entre dans le cadre et rencontre Vedette, interagit avec elle pour écrire ensemble un scénario imprévisible…
Cet été-là, la reine Vedette ne peut monter à l’alpage avec le troupeau car ayant été déchue elle risque de devenir agressive. Elle doit rester à l’étable alors qu’Élise et sa fille doivent s’absenter. On demande à Claudine, la voisine, de garder Vedette. Après quelques inquiétudes écartées par des conseils bien avisés dont le principal est de « lui parler », Claudine se retrouve en tête à tête avec la vache. La première approche est difficile mais avec quelques morceaux de pain dont Vedette raffole, les choses s’améliorent vite. Claudine se prenant au jeu lui fera même la lecture. Nous en profitons sans déranger leur amitié, dans la chaude pénombre de l’étable. Formidable effet scénaristique, l’évocation d’un court extrait du Discours de la méthode (1637) où notre Descartes national, prisonnier de son dualisme idéaliste, qualifie les bêtes de « machines » incapables de sentir, faite devant Vedette que nous avons vu vivre, lutter, se faire câliner ou souffrir, suffit à invalider le propos spéciste du philosophe. Ridicule aveuglement idéologique face à la sagesse d’une vachère : « Elles ont des sentiments » affirme Élise. Il a manqué à Descartes le monisme d’un Spinoza qui, ayant lu et étudié de près le penseur français s’en est démarqué en affirmant un plan d’immanence naturaliste entre humanité et nature, entre humains et non-humains : « Les hommes ne sont pas un empire dans un empire. » Milan Kundera est aussi convoqué ou encore Humphray Primatt et sa Dissertation sur le devoir de miséricorde et le péché de cruauté envers les animaux non domestiques (1776).
Mais que faire de Vedette quand elle sera trop vieille pour se tenir sur ses pattes ? Que faire de sa carcasse, une fois morte ? Les réponses d’Élise surprendront mais elles méritent d’être méditées à l’heure où le refus de la consommation animale tend à se constituer en nouvel ordre moral. En écho au débat passionné sur l’élevage, l’abattage et l’alimentation carnée, il faut voir et savourer le film de Claudine Bories et Patrice Chagnard. Sans juger, il donne à penser et, peut-être, à inventer un interspécisme qui dépasserait l’antagonisme stérile entre spécistes et antispécistes.
Mais Vedette est aussi un magnifique opus sur la rencontre et la relation affective entre vivants.
Jean-Pierre Haddad
Vedette, Claudine Bories et Patrice Chagnard (1h40). Sortie le 23 mars 2022.
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