Un écrivain de l’intime trompe sa femme avec une maitresse qu’il voit régulièrement dans son studio de travail. Ne tromperait-il pas aussi sa maîtresse en lui faisant croire qu’il en est amoureux alors qu’il ne ferait qu’expérimenter avec elle une nouvelle relation adultère afin de s’en servir dans son prochain roman ? L’homme serait-il pervers, manipulateur, absolument égocentrique ? De fait, c’est avec un aplomb scandaleux (aux yeux de certains) qu’il dément les accusations d’adultère de sa femme qui a pourtant eu accès à son carnet de notes et donc à des extraits de conversation avec sa maîtresse.

Rien de tout cela. Ne nous trompons pas de sujet, ne nous laissons pas abuser par l’anecdotique. Si le film de Desplechin nous parle d’une utopie du désir et des limites du couple, son sujet est au moins autant la littérature elle-même. L’écrivain Philip Roth en est d’ailleurs le personnage central. Le cinéaste qui s’est inspiré de son roman Deception paru en 1990 (Tromperie pour la traduction française en 1994) dit de lui et avec raison qu’il se définissait par ses livres. Ce quasi unique personnage masculin du film est interprété très librement et fort brillamment par un acteur de très grand talent, Denis Podalydès lui-même écrivain (par exemple, Fuir Pénélope au Mercure de France en 2014). La maîtresse est jouée par Léa Seydoux qui dirigée tout en subtilité et finesse donne le meilleur d’elle-même, son jeu est tout simplement sublime. En dépit de la dimension charnelle, physique très incarnée de la mise en scène, on peut dire que le livre, l’écriture, le roman, la littérature sont également des personnages du film. Ils sont les enjeux de ce qui se joue non seulement entre les personnages mais en eux ou pour eux. L’amante anglaise parle d’elle à son amant écrivain et sa parole est déjà pour elle une écriture orale travaillant à son émancipation. Elle sera aussi un corps, un personnage et une voix dans le roman à venir qui s’écrit déjà entre eux, dans les notes et la tête de l’écrivain. Partage sensible et intellectuel se déroulant dans un climat à la fois érotique et tendre, intense et léger, grave et joyeux. Plus tard, on apprendra que le livre achevé a servi à la femme pour faire retour sur elle-même et persévérer adéquatement dans son existence comme dirait Spinoza.

La fiction est-elle mensonge ou vérité ? Où commence-t-elle où s’arrête-t-elle ? Est-ce qu’un écrivain s’inspire de sa vie ou bien l’aspire-t-il jusqu’à la dernière goutte tel un vampire le sang de sa victime pour la faire s’écouler à dans ses livres ? Un écrivain des relations amoureuses et du couple peut-il vivre sa vie sentimentale et sexuelle autrement que dans sa peau d’écrivain comme un agent secret au service des lettres, un producteur clandestin de fictions ? Dans le film, une conversation entre l’auteur et une ancienne étudiante évoque le cas emblématique de Kafka dont la photo-portrait habite le bureau de Roth : était- ce sa vie, sa « relation au père » qui nourrissait ou inspirait La métamorphose ou au contraire sa fiction qui alimentait son existence ?  A-t-il jamais vécu cette relation au père autrement qu’une élaboration littéraire ? La Lettre au père du génie praguois témoigne de la fusion complète entre vie et écriture. Pour un écrivain, le livre à venir est toujours déjà là en train de s’écrire dans ses expériences de vie, dans son être-au-monde. Pas étonnant dès lors que la vie se retrouve dans les livres, à nue ou à couvert. Dans un entretien Roth disait : « On a une responsabilité envers la littérature, l’une des grandes causes perdues de l’humanité. (…) Et comment se comporte-t-on de manière responsable ? En s’impliquant dans son livre avec tout ce qu’on a. »  Ne serait-ce pas là le « vrai » sujet du film ? Sujet sous-jacent peut-être, placé dessous mais pas secondaire. N’oublions que la plupart des scènes se déroulent sur le lieu de travail de l’écrivain souvent à même le sol ! 

À l’affiche et dans le générique de fin, le cinéaste n’est pas désigné comme « réalisateur ». Peut-être en écho à la formule du cinéma américain directed by, le film est présenté comme « dirigé par » Arnaud Desplechin. De fait, il a fabriqué le film (chapitré comme un livre) mais que ce soit la référence à l’écrivain Philip Roth et à ses livres (qui nourrissent le cinéaste depuis longtemps) ou le jeu des comédiens, Léa Seydoux et Denis Podalydès mais aussi Anouck Grinberg, Emmanuelle Devos, Saadia Bentaïeb et Rebecca Marder qui tiennent remarquablement les seconds rôles, Desplechin a orchestré et dirigé tout cela avec la maestria du metteur en scène de théâtre qu’il est aussi. Comme l’écrivain ayant vécu et écrit entre New-York, Londres et Prague, le cinéaste a traversé des frontières : son œuvre est à la fois cinéma, littérature et théâtre ; donc triplement vivante.

Jean-Pierre Haddad

Un film dirigé par Arnaud Desplechin, sortie en salles le 29/12/2021


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