Le jour se lève à peine mais il va faire chaud, c’est la saison. Des gens, femmes et hommes, se rassemblent à la sortie du village. Ils ne se parlent guère, encore un peu endormis, ils attendent le camion qui les conduira en groupe dans un verger où ils passeront la journée à cueillir des figues pour un jeune patron héritier et arrogant. Mais ils savent aussi que durant cette journée, ils ne feront pas que travailler, ils se parleront, surtout les plus jeunes, les filles entre-elles et entre garçons et filles. Ils et elles noueront ou dénoueront des relations, riront, pleureront un peu, aimeront ou détesteront. Les femmes plus âgées chanteront… Au milieu des figuiers, des relations se tissent, certaines un peu gênées mais cachées par les branches basses aux larges feuilles qui, dans un mythe célèbre, servent à un homme et une femme à dissimuler leur nudité honteuse.

La caméra suit particulièrement un groupe de jeunes filles très complices bien que différentes ou occasionnellement rivales. Sana (Ameni Fdhili), Fidé (Fidé Fdhili), Melek (Feten Fdhili) et Mariem (Samar Sifi) sont habiles pour décrocher les fruits violets à la peau si fragile. Tout en cueillant les figues délicatement pour ne pas les gâter dans l’instant, elles échangent idées et regards sur leurs rêves amoureux, leurs visions du couple, leur liberté de femmes dans une société musulmane et patriarcale. L’une d’elles à propos du garçon convoité : « On se marie et après on l’aime ? » ; l’autre : « Non, au début il y a l’amour et la passion. Mais c’est après le mariage qu’on s’attache. Mais de nos jours… » Points de suspension pour le divorce ou la liberté de changer d’avis. On cueille des figues comme on effleurerait la marguerite ! Pur plaisir de les voir affronter avec leurs mots et leurs regards aussi bien les garçons que le patron, leurs ainées que leurs égales.

La cinéaste cueille avec sa caméra des moments de grâce dans ce verger empli de paroles murmurées, animé par un ballet de gestes et de corps se mêlant aux arbres fruitiers. Le film de Erige Sehiri pourrait être présenté comme une chronique naturaliste ou campagnarde mais ce serait réducteur tant c’est une œuvre multifacette. À la fois documentaire et lyrique, c’est un film d’initiation d’une jeunesse jouant en langue arabe au jeu sans frontière de l’amour et du hasard – Marivaux dans les figuiers ; film social sur l’exploitation des saisonniers et les rapports de classe dans le monde agricole ; film culturel ou ethnologique qui nous plonge dans une communauté paysanne du nord de la Tunisie avec ses mœurs, ses douleurs et ses joies, ses habitus, ses bruits, ses paysages, ses couleurs et ses chants ; film politique et féministe sur les rapports de pouvoir genrés entre un patron machiste et de jeunes ouvrières exploitées mais pas soumises. Mais est-ce un film ou une ode ? Un poème offert à une jeunesse féminine qui oscille entre quête d’amour et émancipation, qui se débat au milieu des traditions pesantes en tentant de sauver son aptitude à désirer librement. Sur le pick-up qui ramène le groupe au village à la nuit tombante, les quatre copines qui se sont maquillées en douce avant de partir, chantent avec malice une chanson un peu légère. C’est l’occasion de mettre publiquement entre parenthèse les tabous sociaux. Pas étonnant qu’à la fin du film résonne le chant catalan L’Estaca dans une version arabe tunisienne de Yesser Jradi, chant de résistance sous Franco, hymne universel à la liberté.

Rendez-vous Sous les figues pour cueillir ce cinéma d’ailleurs et de partout !  

Jean-Pierre Haddad

Sous les figues, d’Erige Sehiri, Tunisie, 2022 (92 mm). Sortie nationale le 07 décembre 2022. Quinzaine des Réalisateurs – Cannes 2022 et Bayard d’or du Meilleur Film – Namur 2022


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