Nous publions ici l’intégralité de l’entretien réalisé le 7 novembre 2015, dont de courts extraits ont été publiés, avec quelques coquilles et raccourcis malencontreux dont nous prions les lecteurs et Serge Toubiana de nous excuser, dans le Magazine du Snes-Fsu, l’US-MAG daté du 14/11/2015.
==================================================================
Lorsque nous arrivons au rendez-vous fixé à 14 heures un samedi, Serge Toubiana n’a pas eu le temps de déjeuner. Il nous reçoit à la cafeteria de la Cinémathèque, dont il est le directeur général depuis douze ans. L’homme est affable, calme et souriant. Il a commandé un plat, qu’on a oublié de lui apporter ! Qu’importe, il se contentera d’une tranche de gâteau et d’un jus de fruits. Sa discrétion ne laisse pas deviner qu’il a connu tous les réalisateurs de la Nouvelle Vague, les leaders politiques de mai 68 et les patrons de la production cinématographique en France.
» Un art pour grandir plus vite ! «
Il arrive à Grenoble à l’âge de 12 ans, déjà familier du cinéma et passionné des films de Jerry Lewis qu’il a vus avec ses deux sœurs en Tunisie. En 1965, il découvre Pierrot le fou, qui le bouleverse. Au lycée Champollion, en 1966 il contribue à créer et animer un « Ciné-club Gérard Philipe – des Lycées ». Son professeur de lettres est Jean-Louis Leutrat, futur président de l’université Paris III La Sorbonne. C’est avec une certaine émotion qu’il se souvient de ces années où il fréquentait « clandestinement » les « grands » du ciné-club universitaire, découvrait avec passion les films de Truffaut, Godard, Bertolucci… tout en s’engageant politiquement au parti communiste, une «double personnalité» comme il le revendique lui-même. Le cinéma est déjà cet art qui lui donnait la possibilité de découvrir et de s’inventer des mondes, plus mûrs, en avance sur sa vie dans un lycée où les classes n’étaient pas encore mixtes. Il est comblé par le texte de Louis Aragon « Qu’est-ce que l’art, Jean-Luc Godard? » publié dans Les Lettres françaises, n°1096 en Septembre 1965 [[Texte accessible en ligne. Texte accessible en cliquant ici]].
« Le cinéma nous offrait le monde et nous obligeait à nous questionner. Avec des films comme Les poings dans les poches de Marco Bellocchio (1965), Loin du Vietnam, film collectif réalisé par Joris Ivens, Agnès Varda, William Klein, Godard, Lelouch et Resnais, (1967), Main basse sur la ville de Francesco Rosi (1963) ou d’autres films italiens, les films de Milos Forman… le cinéma m’a permis de grandir plus vite dans un monde en conflit. »
Il fréquente le photographe Michel Séméniako et la comédienne Juliette Berto, qui animaient le ciné-club universitaire et que Godard fait jouer dans « La Chinoise » en 1967 [[Voir le très bel hommage écrit par Serge Toubiana en 2010]], le journaliste Jean-Pierre Andrevon qui deviendra un écrivain renommé… En 1967 toujours, il s’engage contre la guerre au Vietnam, et révise son bac pendant la guerre des Six-Jours qu’il suit à la radio. En mars 68, la Cinémathèque française est déjà d’actualité avec « l’affaire Langlois » et tous se retrouvent pour accueillir à Grenoble une mobilisation d’artistes et cinéastes pour la défendre avec son comité national co-présidé par Jean Renoir et Alain Resnais, entourés de Godard, Truffaut, Chabrol, Marie Dubois, Michel Simon… Premières manifestations pour la liberté d’expression, prémisses de mai 68.
Le 22 août 1968, Serge Toubiana se fait exclure du parti communiste, suite à l’invasion de la Tchécoslovaquie par les chars soviétiques. Il «bascule» alors «dans l’extrême gauche» grenobloise, très active [[Sur cette période, on pourra notamment lire ]], et s’éloigne pendant trois ans du cinéma, considéré comme petit-bourgeois dans la mouvance maoïste. Il est ami avec le futur journaliste et écrivain Jean Hatzfeld. Inscrit en faculté de Sciences économiques, il ne suit pas les cours et ne va pas au-delà de la première année ; il préfère donner des cours d’alphabétisation aux travailleurs immigrés. Le groupe maoïste libertaire « Vive La Révolution » (VLR) dont il s’est rapproché, dirigé par Roland Castro depuis 1969, s’auto-dissout en avril 1971.
En juillet 1971, en pleine crise morale et intellectuelle, Serge Toubiana annonce à sa mère qu’il part s’installer à Paris pour y suivre des études de cinéma. Il choisit Paris III, où les critiques des Cahiers du cinéma enseignaient, mais s’aperçoit vite du paradoxe qui lui a fait quitter le gauchisme au moment où les Cahiers y entraient ! Il se lie à Serge Daney, et apprend le métier en commençant à écrire ses premiers articles en 1971-72, sans les signer. Serge Daney quittera les Cahiers du cinéma en 1981 pour diriger les pages cinéma dans Libération, et propose à Serge Toubiana de lui succéder en tant que rédacteur en chef des Cahiers. A partir de 1975, Michel Marie lui propose d’assurer des cours à Paris 3 et Paris 7. Il y enseignera pendant cinq ans. En 2000, il quitte les Cahiers du cinéma, puis travaille pour MK2 qui vient d’acheter le catalogue des Films du Carrosse (maison de production fondée par Truffaut en 1957). « Il faut créer une édition La Pléiade de DVD », lui demande Marin Karmitz. Il s’y attachera en publiant l’œuvre intégrale de Kieslowski, Chabrol, Chaplin (et concevant à cette occasion quelques petits films documentaires sur ces artistes)… C’est avec la Cinémathèque française qu’il rendra beaucoup plus tard, en 2014, un hommage national à François Truffaut et lui consacrera un livre très complet sous la forme d’un très beau « catalogue d’exposition » avec de nombreuses contributions inédites [[Après avoir déjà écrit en 1996, avec Antoine de Baecque, une biographie intitulée François Truffaut (Gallimard)]].
L’accès de tous à la « mémoire du monde » ?
Pendant ce temps, depuis 1968, la Cinémathèque française connaît d’innombrables péripéties. Installée dans le palais de Chaillot, augmentée d’une salle de projection délocalisée au centre Pompidou, puis sur les Grands Boulevards, se retrouvant soudain SDF après un incendie à Chaillot, l’institution finit par trouver des nouveaux locaux en 1997 dans la rue de Bercy. Accompagnée de sa BiFi (bibliothèque du film), la Cinémathèque s’y installera en 2005, formant enfin la grande «maison du cinéma» imaginée par Jack Lang, occupant un bâtiment dessiné par Frank Gehry qui abritait jusqu’à lors le Centre Culturel Américain.
De septembre à décembre 2002, Serge Toubiana est chargé d’une mission de réflexion sur le patrimoine cinématographique en France par le nouveau ministre de la culture Jean-Jacques Aillagon. Son rapport de 73 pages est intitulé «Toute la mémoire du monde» et publié le 27 janvier 2003 [[Pour lire ce rapport : www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/034000026/index.shtml]]. Il propose une nouvelle politique du patrimoine cinématographique, s’appuyant sur la rénovation de la Cinémathèque française, institution connue du monde entier.
A partir d’une relation de confiance avec la tutelle publique (ministère de la Culture et CNC), comme avec les professions du cinéma, la Cinémathèque française pourra envisager la fusion avec la BiFI, et développer une politique d’offre culturelle se déployant au travers de programmations (dans ses trois salles), d’expositions temporaires attirant un nouveau public (plus d’une vingtaine à ce jour, depuis Renoir/Renoir, Almodovar, Tati, Tim Burton, Kubrick, Jacques Demy, et récemment Pasolini, Truffaut, Antonioni et Scorsese). A la suite du rapport remis en janvier 2003, Serge Toubiana, avec son sens aigu du service public, en deviendra tout naturellement le premier directeur général.
« J’ai mené à bien le travail qu’on m’a demandé de faire. Je quitte sans regret la direction de la Cinémathèque, en ayant le sentiment de la mission accomplie. Je vais pouvoir me consacrer à de nombreux projets d’écriture.»
L’interview arrive trop vite à son terme. On vient chercher Serge Toubiana [[Pour en savoir plus sur Serge Toubiana on pourra lire aussi l’entretien réalisé dans la même période par les journalistes de Télérama et surtout son Blog très important qui constitue aussi une mémoire de la vie du cinéma, de la Cinémathèque et de toutes celles et ceux qui y ont contribué.]] pour la troisième fois déjà. Cette fois, c’est urgent : il faut accueillir Pierre Etaix et lancer la séance de projection de son film Le grand amour (1968) à 15 heures. Il est déjà en retard. Nous nous séparons rapidement.
Entretien réalisé par Suzanne Dené et Philippe Laville – 7/11/2015
La Cinémathèque française en chiffres et activités
Association loi 1901, actuellement présidée par Costa-Gavras, la Cinémathèque française a été créée en 1936 par Henri Langlois, Georges Franju, Jean Mitry et Paul Auguste Harlé. Elle a pour mission la préservation, la restauration et la diffusion du patrimoine cinématographique mondial. Elle propose de multiples activités, notamment pédagogiques, pour transmettre au plus grand nombre l’amour du cinéma. Elle accueille plus de 500.000 visiteurs/an.
> Près de 2000 projections/an dans ses 3 salles parisiennes au 51 rue de Bercy – Paris 12e – ouverture tous les jours sauf mardi – Tel : 01 71 19 33 33 – programmation de la Cinémathèque.
> Outre les activités permanentes, principalement le musée et ses expositions temporaires, la bibliothèque, la librairie spécialisée…
– de grandes expositions-événements avec visites guidées, projections, conférences… (jusqu’au 14/2/2016 autour de l’œuvre de Martin Scorsese),
– des rétrospectives souvent en présence de réalisateurs (Films de Miklos Jancso, Hongrie, jusqu’au 30/11, puis d’Im Kwon-taek, Corée, jusqu’au 29/2/2016, Films en relation avec le climat à l’occasion de la Cop21 : « Au loin s’en vont les nuages » du 2/12 au 22/1/2016…),
– des rencontres avec des réalisateurs, conférenciers autour de projections de classiques du cinéma mais aussi de la jeune création contemporaine, rendez-vous réguliers avec le cinéma d’avant-garde, les court-métrages ou la découverte de scénario de fin d’étude d’étudiants, les collections de la CF venant d’être restaurées, le « cinéma Bis », le Conservatoire des techniques cinématographiques (créé en 2008 en partenariat avec plusieurs universités), des stages pratiques et formations diverses…
> En 2015 à la Bibliothèque, centre de ressources du cinéma, sur les 50 000 films conservés, 12 000 sont accessibles sur DVD, Blu-Ray ou VHS – 23 500 ouvrages – 30 000 dossiers d’archives – 500 000 photographies – 500 revues spécialisées – 18 500 articles issus de la revue Cahiers du cinéma… en accès libre sur présentation d’un billet d’une activité de la CF. Un espace chercheurs, sur rendez-vous uniquement.
Le Centre d’information à distance renseigne gratuitement sur les collections de la bibliothèque et effectue des recherches bibliographiques et filmographiques simples, en proposant aussi un service payant d’envoi d’extraits de documents photocopiés. L’accès aux œuvres cinématographiques à distance est à l’étude.
> Plus de 6000 appareils et de 3000 costumes et accessoires sont également conservés depuis les débuts du cinéma.
> Des initiatives pédagogiques spécifiques pour jeunes et établissements d’enseignement.
> Autres cinémathèques en régions : Grenoble ([[Située 4 rue Hector Berlioz – 04 76 54 43 51, la Cinémathèque de Grenoble – dirigée par Guillaume Poulet – est aussi organisatrice du « Festival du film court en plein air de Grenoble » dont la 39e édition se tient du 5 au 10 juillet 2016 Place St-André – séances gratuites.]] fondée par Michel Warren, disciple et ami d’Henri Langlois, avec une programmation importante et un centre de documentation pouvant accueillir enseignants et élèves), Nice, Toulouse (avec un « espace enseignants ») et toujours la possibilité de créer de petites antennes associatives dans d’autres villes…
Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.
Des remarques, des suggestions ? Contactez nous à culture@snes.edu