Il y a le film en apparence – comment du cinéma pourrait ne pas être de l’apparence, tout en surface, images et sons ? – et il y a le film non pas en profondeur mais en vérité, vérité de sa surface.

Dans le film de surface, une jeune adolescente Manon Rivière est en rupture de ban, à la recherche de son père qui l’a abandonnée très jeune avec sa mère. Le père, un certain Rivière ancien hockeyeur, est sans cesse fuyant, évanescent, insaisissable. Comme un delta se jetant dans l’océan par tous les bouts, il échappe à ses actes et à ses responsabilités. Manon, sur les traces de patins du paternel, est joueuse de hockey formée en Suisse, dans une équipe de garçons, histoire de défouler au maximum son agressivité ! Fuyant à son tour mais seulement de son foyer de mineures et pour retrouver une attache elle débarque en stop à Belfort. Retrouvera-t-elle son père? Le verra-t-elle au moins ? Verrons-nous son visage de motard casqué et fuyard ? Mais est-ce bien le sens du film ?

Vérité de la surface : Manon se cherche au moins autant qu’elle ne cherche son père. Elle cherche à exister avec ou sans lui. C’est dur de trouver sa place dans une société où la liberté individuelle devient parfois un vertige, plus encore pour des jeunes en délicatesse avec les liens familiaux. Manon cherche mais elle a déjà trouvé, elle sera une autre Rivière, hockeyeuse hors-pair – hors père ? Le père se refuse mais ce non du père est contourné avec ironie par le nom du père que Manon arbore, floqué sur son maillot. Elle est Rivière et cette rivière peut devenir torrent, car Manon sait dire non voire déborder de son lit. Il lui faut apprendre cependant que vivre, c’est aussi dire oui, oui à la vie qui vient, oui à l’amour, à l’effort, à son corps, au désir, à l’avenir.

Nom du père et du pire. Une rivière, ça suit sa pente. Ce nom-titre qui colle au vêtement préféré de Manon est un signe. Bien que très vite intégrée à un groupe d’adolescent.e.s aimant la glace, des patineuses artistiques et des hockeyeurs, Manon est un électron libre et ne peut exister qu’en se singularisant. D’ailleurs, fille, elle patine avec les garçons et ne badine pas ! Sans le savoir, elle suit une logique existentielle spinoziste : persévérance dans l’effort d’être un individu singulier, un soi plus qu’un ego, avec si possible le maximum d’intelligence. Son enquête est donc aussi une quête. Sur la glace de Belfort, la forte Manon rencontre Karine (Sarah Bramms) plus fragile, en perte de soi. Peuvent-elles partager un bout de chemin en se réparant un peu l’une l’autre ? Jusqu’où ? Car Manon doit suivre son conatus (effort vers soi).

Bien sûr, le beau film de Hugues Hariche est un film d’adolescent.e.s mais qu’est-ce que l’adolescence sinon l’âge de la plus impérieuse recherche de singularité ? Tellement impérieuse qu’elle peut prendre les pires chemins, qu’elle peut ne plus croire en la vie tellement la quête est difficile, pleine d’embûches. Être soi, une singularité parmi d’autres, nous en avons tous besoin. Si Karine tentera le pire par errance, Manon s’efforce de ne pas céder sur son désir. Par cette formule, Lacan caractérisait l’éthique de la psychanalyse, mais trois siècles avant Freud, Spinoza en faisait le principe de l’éthique tout court, celle de tous. Alors que la morale nous enjoint de ressembler aux autres en suivant des normes réputées bonnes, l’éthique ne réclame de nous que de nous suivre nous-mêmes en utilisant la seule vraie ressource dont nous disposons sans limite, notre raison. Nietzsche aussi l’avait compris : « Tu veux me suivre (…) Suis-toi fidèlement toi-même, c’est ainsi que tu me suivras ! » (Le gai savoir).

Manon, interprétée avec vérité par Flavie Delangle, comprend tout cela mieux que tous dans la bande d’ados car elle a souffert d’un père croyant se suivre lui-même alors qu’il ne faisait que quitter ses proches. Pourquoi faire et refaire famille quand on ne rêve que de partir ?

Rivière froide et bouillante à la fois, jamais prise dans la glace de Narcisse, Manon ne triche pas, surtout pas avec elle-même ; elle dit non et ne le fait pas ou dit oui et le fait. Oui, elle partira loin mais sans fuir, simplement pour aller vers elle-même, car « ta place est sur la glace » lui confirme son entraîneur tel une pythie à l’accent québécois ! Si Manon tombe sur le sol glacé, elle seule aura mal, puis se relèvera, plus forte.

Que les ados aillent voir Rivière de Hariche ! Les adultes aussi, qui peuvent se chercher encore ou y reconnaître leur progéniture.

Jean-Pierre Haddad

Rivière, Hugues Hariche (Suisse-France, 2023) Sortie nationale le 30 octobre 2024


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