En 2010 Florence Aubenas journaliste reporter professionnelle publiait Quai de Ouistreham dans lequel elle racontait son immersion dans le monde du travail précaire, mal-payé, exploité, humilié dans le contexte de l’après crise de 2008. Le livre rendait compte d’existences de travailleurs et surtout de travailleuses acceptant des CDD aux horaires décousus et aux salaires de misère avec l’angoisse de ne pas boucler les fins de mois ou de devoir à tout moment repasser par la case chômage. Cette immersion ignorée de ses camarades de travail s’apparentait à une infiltration au sens de l’espionnage. Démarche peut-être efficace sur le plan de la « libre entreprise » d’écriture mais discutable du point de vue de l’éthique générale comme de la déontologie journalistique. Non seulement une telle démarche trompe l’entourage, les camarades d’une galère faussement partagée, mais l’expérience ne durant qu’un temps assez court il est faux de dire que la journaliste a partagé la condition sociale de ces travailleuses transformées en cobayes par son regard observateur et son activité vampiriste. Quelle nécessité de procéder ainsi ? Il existe de nombreuses enquêtes sociologiques de terrain où des travailleurs intellectuels rencontrent à visage découvert les travailleurs manuels du monde social et obtiennent des témoignages détaillés et précis sur leurs conditions de travail et sur les ressentis. Dans un autre genre, le film de François Ruffin et Gilles Perret, Debout les femmes ! sorti à la rentrée 2021 montre comment deux députés non déguisés, Ruffin lui-même et Bruno Bonnell, rencontrent des travailleuses dans le soin à la personne ou le ménage, recueillent auprès d’elles des témoignages servant à un projet de loi et parviennent même à une action collective symbolique devant l’Assemblée nationale.

Fort heureusement le film d’Emmanuel Carrère et d’Hélène Devynck est une libre adaptation du livre d’Aubenas qui s’appuyait sur une démarche documenteuse. Les réalisateurs ont ajouté des éléments romanesques comme une amitié assez forte entre Marianne, la journaliste transformée en écrivaine, et Christèle, une jeune femme travaillant avec elle au nettoyage sur un ferry ; comme également une relation de séduction entre un chômeur et Marianne. Or, ces éléments scénaristiques introduisent des facteurs de doute et d’ambiguïté sur l’identité de Marianne pour ses camarades. Christèle, par exemple, s’étonne de voir sa collègue vouloir aller à la plage et se baigner en sortant d’une nuit de boulot exténuant à bord d’un ferry : « j’ai pas l’temps d’voir la mer, moi ! » La bourgeoise, même décidée à mentir pour partager le quotidien des prolétaires, garde malgré elle dans son être de classe des attitudes pouvant trahir son origine. De même, au bowling, les ouvrières s’étonnent que Marianne n’ait rien à répondre au jeu trop populaire pour elle du « Et toi, qu’est-ce tu ferais si tu gagnais au Loto ? » L’ajout majeur étant bien sûr la scène qui, en présence de Christèle qui n’en croit pas ses oreilles et ses yeux, déclenchera brutalement la fin de l’imposture…

On pourrait dire que la fiction cinématographique qui ne se réfère plus directement à une réalité sociale « sauve » le livre d’Aubenas mais elle le sauve en ne le suivant pas ! Exactement comme dans les films du grand maître du cinéma social, Ken Loach, Ouistreham contient des décalages, des failles et ambiguïtés qui permettent aux personnages d’ouvrières d’acquérir une subjectivité critique ne serait-ce que celle du doute et d’un soupçon de bizarrerie envers l’écrivaine faussement précaire. Le livre est plus que sauvé, dépasse car la fin est un véritable retournement de situation où Christèle oblige Marianne à l’entendre lui soumettre un test de camaraderie ultime et impossible. Le « chacun à sa place » que l’ouvrière prononce alors comme un réquisitoire clôt le film sur la vérité indépassable de l’antagonisme de classe. Le verdict étant laissé au spectateur.

L’interprétation de Juliette Binoche dans le rôle double de Marianne est remarquable. Son absence de maquillage dans le but « de faire peuple » aurait pu la trahir plus vite face à des femmes du peuple qui même au travail se maquillent comme pour sauver leur dignité de femmes contraintes de vendre pour une misère leur force humaine de travail. Pour nous, le visage nu de la star révèle sans fard de son immense talent. Sur le tournage, la femme autant que l’actrice ont aidé et accompagné les non professionnelles avec générosité et empathie. Hélène Lambert, Léa Carne, Évelyne Porée qui jouent les ouvrières qu’elles sont réellement dans la vie sont formidables non pas de vérité mais de jeu ! Car elles jouent et ont appris à le faire durant six mois avant le début du tournage. Saluons particulièrement la prestation d’Hélène Lambert dans le rôle de Christèle, qui lors de plusieurs scènes seule face à Juliette Binoche parvient fort bien à donner le change dans l’art de jouer ne serait-ce parfois que par ses regards silencieux. Dans et hors du récit, une vraie rencontre humaine inattendue, belle et émouvante. Espérons que le succès souhaitable d’Ouistreham permettra au minimum à ses acteurs d’un film d’améliorer leur vie sociale personnelle et familiale car aucun livre ou film, même lu ou vu par des millions d’individus, n’a jamais à lui seul abolit l’injustice sociale collectivement.

Les ambiguïtés sont donc levées mais les travailleuses et les travailleurs restent sur le quai…

Jean-Pierre Haddad

« Ouistreham » un film d’Emmanuel Carrère, sorti en salles le 12 janvier 2022


Bienvenue sur le blog Culture du SNES-FSU.

Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.

Des remarques, des suggestions ? Contactez nous à culture@snes.edu