Ce passionnant documentaire d’un duo de journalistes, Luc Hermann (Médiapart) et Valentine Oberti (Premières lignes), traite d’un sujet essentiel à la démocratie, le « débat public » ou libre échange d’opinions sur l’agora. Ce débat serait en danger de mort du fait de l’emprise des puissances d’argent sur l’information. Double actualité du film en cette campagne présidentielle 2022 : primo, nous avons à débattre publiquement d’un bilan politique ainsi que des cinq années de gouvernement à venir ; deuxio, il se trouve que parmi les candidats il y a un démagogue d’extrême droite qui se présente au suffrage des français avec pour seule légitimité d’avoir été un chroniqueur à succès propulsé au-devant de la scène médiatique par une chaîne de télévision appartenant à un puissant groupe médiatique (et du bâtiment). Ce fut d’ailleurs un défi proposé aux documentaristes par le distributeur Jour2fête de sortir le film en plein contexte électoral. Défi relevé avec brio.

S’attachant à trois affaires de collusion entre magnats de la presse, empires industriels et dirigeants politiques, le film enquête avec minutie et précision mais aussi avec un rythme et un suspens dignes d’un thriller. À côté de citoyens engagés comme François Ruffin, de journalistes comme Tristan Waleckx ou Benoît Duquesne de Complément d’enquête et d’experts comme Julia Cagé interviewés dans le film, il y a tout un casting involontaire de personnalités politiques ou du monde des affaires comme Nicolas Sarkozy, François Hollande, Jérôme Cahuzac, Emmanuel Macron et Éric Zemmour pour les premières ; Vincent Bolloré, Bernard Arnault, François Pinault, Arnaud Lagardère, pour les secondes sans oublier quelques intermédiaires ou exécutants comme Ziad Takieddine ou Bernard Squarcini. Sacrée affiche ! La palme de la manipulation revenant sans doute au groupe Bolloré…

Le fil conducteur de la démonstration est très simple : la concentration du capital dans les entreprises de médias télévisions, radios et journaux est telle – neuf milliardaires en détiennent plus de 90% – que le débat public nécessaire et vital en démocratie est désormais sous influence, sous pressions, sujet à la censure ou à l’autocensure, en un mot sous contrôle capitaliste avec parfois une dimension politico-policière. Au passage, le film montre aussi que le monde des journalistes n’est pas homogène ni en termes de déontologie et de culture professionnelle, ni en termes d’engagement citoyen. Les écarts, différences et clivages qui traversent la société le concerne aussi.

Alors, le débat public est-il vraiment mort ? Mortellement malade mais sauvable ou déjà en lente agonie ? Le crash est-il sans survivants ? Le film est par lui-même la preuve (heureusement pas unique) qu’il existe un journalisme efficace et honnête pouvant relancer, animer, voire créer ou recréer du débat. Cet échange doit cependant atteindre une échelle citoyenne de masse pour être public. À côté des lieux de vie sociale où le débat d’opinion est spontané mais aléatoire et souvent confus (café du commerce, repas de famille, etc.), les réseaux sociaux seraient devenus selon certains une nouvelle « place publique », virtuelle mais pas moins déterminante. Sauf que le sérieux et la qualité de l’information nécessaires à un débat utile et constructif laisse beaucoup à désirer sur la Toile… Sans parler de l’anonymat et du trollisme qui le dénature en déballage (de sacs-poubelles ?). Et les médias publics ? Saluons certains efforts comme l’émission de France 2 citée plus haut mais un débat est un échange possiblement contradictoire pas une communication à sens unique. En cette période de campagne électorale, les télévisions rivalisent dans l’organisation de « grands débats » avec des plateaux de citoyens choisis et des équipes de « vérification des faits ». Cela crée effectivement du débat public mais de façon très artificielle et réglementée. Les salles de cinéma ? Pourquoi pas si on y débat après le film ? Salles obscures où réflexion et discussion seraient éclairées par la projection du film. Il est justement prévu des projections-débats de Media Crash dans plusieurs cinémas sur toute la France. Autre initiative à saluer, Médiapart, coproducteur du film, le diffusera sur son site en avant-première le mardi 15 février de 18 heures à minuit.

Du cinéma à la citoyenneté tout en restant sans son fauteuil, soit. Mais une salle de ciné, on en sort… Pourquoi pas se retrouver debout sur la (vraie) place publique ?

Jean-Pierre Haddad

Sortie le 16 février. Film de Luc Hermann et Valentine Oberti, 2022 – 87 mn

Liste des projections-débats : https://www.mediapart.fr/MediaCrash


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