Dans la célèbre comptine Promenons-nous dans les bois, le loup est caché et l’on ne sait pas ce qu’il fait, ni s’il va sortir, ni quand, ni pour quoi faire : nous mangerait-il ? En tous cas, on lui parle, on l’interroge et il répond ! Bref, on joue avec lui, on joue à se faire peur. Dans le surprenant film documentaire de Clara Bouffartigue sur le suivi en CMPP d’enfants et d’adolescents, le loup c’est le symptôme, la méchante bébête tapie dans l’inconscient. Ce « loup » peut se faire entendre dans le conscient et le quotidien mais sans se dévoiler, il faut le débusquer et pour cela le faire parler comme dans la chanson… avant qu’il ne nous mange !

En quinze mois de tournage et six d’un montage en duo avec Franck Nakache, la cinéaste qui avait déjà marqué les cœurs et les esprits avec Tempête sous un crâne en 2012, parvient à nous immerger dans l’expérience individuelle et collective du soin mental. Il y est aussi question de devenir-sujet, de subjectivation réparatrice. Elle y parvient non pas en se cachant du loup mais en lui faisant face ouvertement : avec l’assentiment des patients et soignants, elle pose sa caméra et ouvre son micro sans se cacher… comme le fait le loup.

CMPP… C’est le Moment de Prendre la Parole ? Pourquoi pas ? mais en fait, les Centres Médico-Psycho-Pédagogiques sont une formidable invention institutionnelle du Conseil de la Résistance Nationale qui dès l’après Seconde Guerre Mondiale a essaimé sur tout le territoire français pour écouter et aider des enfants atteints par les traumatismes de l’époque qu’ils venaient de traverser. Le film se déroule dans le centre Claude Bernard premier du genre, créé en 1946 et situé dans le 5e arrondissement de Paris. Depuis, les CMPP de France et de Navarre sont devenus le premier recours en matière de médecine psychique. Une médecine gratuite car prise en charge par la Sécurité Sociale mais aussi une médecine sociale tant les CMPP travaillent (non sans de réelles difficultés de moyens) en lien avec les familles, les écoles et les centres sociaux : le psychisme d’un individu blessé ou non ne pouvant être déconnecté de son milieu, du monde environnant.

En dépit de la gravité du sujet et de la détresse qui affleure, faisant place parfois à des joies et des rires, le film est d’une grâce et d’une poésie inattendues. C’est prenant et émouvant de voir une parole naître des obscures blessures d’une âme enfantine ou adolescente qui ose enfin se dire et se faire entendre, parfois à travers le truchement du jeu ou du dessin, d’autres fois à demi-mots mais toujours pour la première fois et dans un acte inaugural de déprise de la souffrance. L’intelligence de Clara Bouffartigue déjà grande en matière d’observation est redoublée ici par l’audace consistant à rythmer le film documentaire par cinq épisodes d’un film d’animation dont le scénario surgit d’un petit accident du premier ; surgissement qui prend à contre-pied la notion d’acte manqué pour en faire un acte réussi ! Sublime mise en abîme : jamais « film dans le film » ne fut si dedans et autre en même temps. Sans dévoiler le subterfuge, disons que le premier épisode d’animation naît d’un événement involontaire qui se produit au cours de la première séance de jeu de rôle entre un jeune garçon et une soignante… Dans les quatre autres épisodes ponctuant la suite du documentaire, l’histoire d’un personnage-crayon-cassé-réparé se poursuit la nuit dans tout le centre médical comme s’il s’agissait de montrer ce lieu endormi en train de rêver, livré à l’imaginaire.

« Le rêve est la voie royale d’exploration de l’Inconscient » disait Freud. Ici, l’animation devient la voie royale du dépassement artistique du documentaire – dépassement au sens hégélien d’Aufhebung, de reprise dans une forme sublimée. « J’avais pour objectif que le réel et l’imaginaire s’interpénètrent donc il ne devait pas y avoir de césure entre la matière documentaire qui traite du réel et la matière animée qui traitait de l’imaginaire. » confie la réalisatrice dans un entretien.

Mais revenons au contenu. Il n’est pas écrasé mais au contraire élevé par la forme : la force du film est de montrer une jeunesse parfois déboussolée par la folie des adultes et du monde mais aussi tout simplement en proie à la difficulté de grandir, de devenir une personne autonome, de passer de la passivité de l’enfance à une subjectivité active et libre – difficulté que nous rencontrons tous mais diversement. Malgré sa plongée dans un réel douloureux, le film est d’une grande beauté : il filme ces « éprouvés » de la vie comme des aventuriers embarqués dans une expérience personnelle et plurielle. Au cœur de l’intime montré parfois dans le silence ou écouté avec bienveillance, la cinéaste parvient à filmer le collectif et le politique, au sens grec de lien social global et des tensions inévitables qu’il produit. Mais ce n’est pas tout. Sans le vouloir mais tout en le sachant et cela est essentiel, Clara Bouffartigue a fait de son Loup y es-tu ? non pas une énième comptine mais un hymne humaniste du soin répondant à l’inquiète question : humanité y es-tu ?

Ne manquez pas ce documentaire animé, habité d’une anima ou « âme » en latin.

Jean-Pierre Haddad

Loup y es-tu ? de Clara Bouffartigue (France 2022, 85 mn). Sortie nationale le 13 septembre 2023


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