Le dernier film de Cécile Allegro est un bijou finement taillé, davantage une ode ou un poème lyrique qu’un documentaire. C’est pourtant bien un documentaire parfaitement informatif et au service de son sujet : l’aide à des migrants maltraités en Lybie dans un cadre propice au cœur de l’Aveyron. Au lieu de l’infâme discours motivé par le fantasme xénophobe d’une déferlante migratoire qui envahirait le pays, discours relayé par des médias corrompus, il faudrait passer aux « 20 heures » de toutes les chaînes des extraits de ce Chant des vivants, comme un feuilleton humaniste qui ferait du bien aux téléspectateurs en démontrant en douceur que nous sommes tous frères en humanité.
Le film nous plonge dans ce lieu insolite au cœur de l’Aveyron qu’est le village médiéval de Conques. Là par exemple, la France peut devenir par l’énergie et l’altruisme d’une poignée de personnes, un havre de paix et de fraternité. Cette France-là qui n’a pas peur d’autrui, confiante en elle-même et aimant la vie offre un asile autre que celui politique, pour la réparation de ceux qui ont traversé non seulement la mer où des compagnons de voyage ont péris mais d’abord l’enfer des camps et geôles de Libye. Il faut dire que Conques-en-Rouergue dont l’abbatiale romane du XIIe siècle exhibe fièrement les vitraux aux lignes pures de Pierre Soulages, est non seulement un assemblage de pierres grises et dures qui inspirent protection et confiance mais un lieu de grande tolérance. Dans cet écrin entouré de colline boisées, île en pleine terre hors du temps et loin de la violence du monde, l’association Limbo créée par la cinéaste elle-même, accueille pour des séjours d’art-thérapie des migrants envoyés par des CADA (Centres d’Accueil de Demandeurs d’Asile) de toute la France.
Être un ou une artiste engagée (ici le féminin l’emporte), cela peut et devrait toujours mener plus loin que le service de son art. Cécile Allegro n’a pas voulu en rester au témoignage, à un regard derrière caméra. Son engagement déjà récompensé en 2015 par le prix Albert Londres pour son Voyage en Barbarie qui racontait l’errance entre Le Caire et le cercle polaire arctique de six jeunes migrants survivants des camps du désert du Sinaï, l’a porté au-devant de son outil artistique. Dans le Chant des vivants, on la voit participer à un travail de remédiation par le récit et l’écriture de chansons au service de jeunes passés par la Libye et ayant survécu. « La Libye c’est l’enfer et plus que l’enfer » disent-ils. Très difficile d’en parler tant les violences subies l’ont été dans la terreur d’un silence imposé – silence aggravé par l’invisibilité de cette tragédie sur la scène internationale.
Primo Lévi appelait les survivants des Camps nazis qui ne parvenaient pas à parler « ceux qui ont vu la Gorgone » et en effet, la langue de ces jeunes est comme pétrifiée ou emmurée dans un vécu d’horreur. Ce n’est donc qu’à longueur de temps, de bienveillance, d’attention, de patience, de retissage des liens que ces en-muets parviennent à se raconter… en chansons !
La voilà la belle trouvaille d’Allegro et de ses amis : si la difficulté de dire la souffrance et les traumatismes est grande voire insurmontable, il est plus facile de les chanter car la musique porte et enveloppe la parole. Complaintes, ballades ou cantiques profanes, leurs chansons révèlent à quel point chanter est une fantastique sublimation : un corps même meurtri y trouve des ressources pour tout se permettre, se libérer ou se soigner en s’exprimant, se dépasser. Si la souffrance est une expérience radicale de solitude, le chant permet d’en sortir dans une adresse à l’autre assurée de gagner son écoute car, c’est le sens du titre du film : la vie chante en nous tous pour peu qu’on lui donne une voix et une voie d’expression. Psychanalyse ? Plutôt psyvocalise ! L’aventure de Conques est d’autant plus salutaire pour chaque individu que c’est dans une ambiance et une dynamique collective que chacun va chercher au fond de soi son propre chant.
Entre écriture, exercices de la voix, promenades dans une campagne sereine, échanges et resocialisation avec des habitants de Conques, Egbal, Chérif, Sophia, Hervé, Anas ou David parviennent, accompagnés par la guitare patiente de Mathias Duplessy, à mettre en paroles chantées ce « plus que l’enfer » pour le ramener à un moins que la vie ! Pour l’un, ce fut « partir ou mourir » et comme disait papa « mon fils t’a pas le choix », pour un autre c’était « pourquoi partir si tu vas nulle part ? ». Si l’un d’entre eux chante « Je cherche mon avenir » il le fait pour tous les autres et chacun pourrait également dire : « Moi je suis vivant et je n’y crois pas ». En fin de parcours, tous y croient de nouveau et c’est en chœur qu’ils poussent leur dernier chant pour se déclarer Vivants !
Cécile Allegro et son association Limbo ont su trouver la bonne façon de réparer et faire entendre ces corps blessés et oubliés qui parviennent à se dépasser dans l’art et la sociabilité.
Il faut aller voir et écouter cet hymne à la vie et à l’humanité que nous offre la caméra discrète, attentive et néanmoins déterminée de la cinéaste.
Jean-Pierre Haddad
Le chant des vivants, France, 2022 (1h22mm). En salle le 18 janvier.
Prix et sélections : Festival Cinéma et Droits de l’Homme (Toulouse et Occitanie) 2023 ; Festival Filmer le travail (Poitiers) 2022 ; Festival Images mouvementées (Paris) 2022 ; Amnesty Film Festival (Paris) 2022, Mois du Film Documentaire (Meuse) 2022 ; Festival Migrant’scène (Valence) 2022 ; Festival Toiles sous Toile (Clichy-sous-Bois) 2022 ; Festival du film social (itinérant) 2022 ; Millenium Festival (Bruxelles, Belgique) 2021 ; Festival Visions du réel (Nyon, Suisse) 2021
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