La réalisatrice Asmae El Moudir s’interrogeait sans cesse sur l’absence de photos d’elle enfant, alors que les albums de famille de ses amies en regorgeaient. Sa mère avait fini par lui montrer une photo de classe en disant que l’image un peu flou au fond c’était elle, ce que niait sa grand-mère. Celle-ci, véritable dragon de la famille, disait s’opposer aux photos pour des raisons religieuses, n’acceptant que celle du Roi et affirmait que sa mère mentait et qu’il n’y avait aucune photo d’elle.
Désireuse de creuser cette question du refus de l’image en introduisant une caméra dans la maison familiale, Asmae El Moudir a eu l’idée de demander à son père de reconstituer le quartier populaire de Casablanca où elle habitait enfant et qu’il avait largement contribué à construire. Sous ses doigts, une grande maquette se construit, avec les matériaux qu’il avait l’habitude d’utiliser, ciment et briques. Des figurines en bois peintes, vêtues par les doigts de couturière de sa mère, sont placées dans les rues de la medina, la famille, les voisins et bien sûr la grand-mère impérieuse et irascible trônant avec sa canne devant la maison. Face à la maquette, chacun retrouve la vie du quartier, les langues se délient. Les secrets viennent au jour, pas seulement les secrets familiaux mais aussi ceux de l’histoire, en particulier celle de ce jour des émeutes de la faim du 20 juin 1980. A l’appel des syndicats des milliers de personnes se rassemblèrent dans les quartiers populaires pour protester contre une forte hausse du prix de la farine. La répression fit plus de 600 victimes, 60 selon le Gouvernement, dans la rue sous les balles ou étouffées en prison, les militaires allant jusqu’à récupérer violemment les cadavres mis à l’abri par les familles. Des morts dans les rues ne subsiste qu’une photo au Maroc, les autres ayant été détruites. La maquette va permettre de reconstituer cette histoire longtemps occultée.
Un dispositif de ce genre avait déjà été utilisé dans L’image manquante par le réalisateur cambodgien Rithy Panh pour témoigner des atrocités commises par les Khmers rouges entre 1975 et 1979. Filmer cette maquette et ces figurines permet à Asmae El Moudir de faire parler sa famille et de se réapproprier son histoire familiale. Chacun peu à peu révèle des moments de cette histoire avec émotion, avec humour, avec des regrets parfois. Curieux le chat vient glisser sa queue dans la maquette. Même la grand-mère dure et tyrannique finit par révéler un peu de son humanité et l’histoire politique, celle de cette journée du 20 juin 1980, elle aussi tue, vient éclairer les parcours familiaux.
Ce documentaire qui navigue en suivant un cap ferme entre intimité familiale et histoire politique est une belle découverte. Souvent primé, il a obtenu L’œil d’or, le prix du documentaire à Cannes, ainsi que le prix de la mise en scène dans la sélection « Un certain regard » en 2023, des prix amplement mérités.
Micheline Rousselet
La mère de tous les mensonges de Asmae El Moudir (documentaire, Maroc, 2023, 97 minutes) Sortie le 28 février 2024
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