Rassemblé lors de sa première édition en 1949 avec deux autres courts romans, que l’écrivain décrivait comme « trois romans de découverte de la ville et de la société, d’enthousiasme juvénile et de passion déchue », La bella estate a touché dès sa première lecture la jeune réalisatrice Laura Luchetti.
On est en 1938. Ginia, venue de la campagne avec son frère, travaille comme couturière dans un atelier chic de Turin, où la patronne apprécie son talent. Lors d’une sortie dominicale au bord d’un lac, elle rencontre une jeune femme Amelia, un peu plus âgée et expérimentée qu’elle, venue en barque avec ses amis peintres pour qui elle pose nue. Amelia n’hésite pas à plonger de la barque en sous-vêtements blancs. Ginia est fascinée par la beauté et la liberté d’Amelia. Naïve et curieuse, elle aimerait se libérer du carcan de son éducation, suivre ses envies et ses désirs. Elle va devenir l’amie d’Amelia qui l’entraîne dans le cercle bohème de ses amis.
La réalisatrice réussit à dresser un portrait délicat de la jeunesse, un « âge où tout est possible mais où tout est aussi un peu effrayant ». Ginia a envie d’exister, envie qu’on la regarde, qu’on l’aime. On pense à la relation des jeunes filles à TikTok aujourd’hui. Ginia y perdra son innocence en offrant sa virginité à un jeune peintre pour qui elle a voulu poser. Mais cette décision relève plutôt du choix de faire comme les autres que d’un désir véritable. Son désir la porte vers Amelia.
En s’attachant à la beauté des corps, à leur sensualité Laura Luchetti offre une réflexion subtile sur le désir féminin. Corps qui posent dans les ateliers mal chauffés, corps qui s’exposent au regard, celui d’Amelia plongeant en sous-vêtements blancs sous le regard des jeunes hommes au bord du lac semblant la dénuder, corps dansants de Ginia et Amelia qui se frôlent et s’accordent jusqu’au baiser.
Quoique discret, le cadre social et politique de l’époque n’est pas oublié avec les maladies vénériennes qui font planer une menace de mort sur ces jeunes femmes ou le risque que représente la perte de son emploi dans cette Italie de la fin des années 30. Par petites touches la réalisatrice évoque la société patriarcale dans laquelle elles évoluent. Bien qu’appartenant à la bohème, les hommes ne se privent pas de déprécier les femmes et de critiquer leur comportements. Celles-ci ne peuvent que sembler ignorer leurs regards comme le fait Amelia ou oser s’en échapper comme Ginia, en écoutant son désir tout en gardant son innocence et sa fraîcheur. Un seul homme échappe au modèle dominant, le frère de Ginia qui ne la juge pas, ne lui dicte pas sa conduite et même s’il la met en garde, la comprend.
La réalisatrice a tourné le film au Piémont dont Diego Romero a sublimé les paysages : rues désertes dans la brume où déambulent les deux héroïnes, lumières douces qui caressent la beauté de la nature, de la terre et des lacs. Elle a choisi deux très jeunes et très novices actrices. Ginia est le premier grand rôle de Yle Yara Vianello. Elle en a la fraîcheur et prête sa jeunesse et sa beauté douce à l’enthousiasme des premières fois. Deva Cassel fait ses débuts à l’écran. Son expérience de mannequin lui offre l’habitude d’un corps regardé, scruté, admiré. Elle incarne une Amelia avec ses ombres et sa beauté éclatante.
Un film délicat, fidèle à l’atmosphère du roman de Pavese. L’envie de liberté et de bonheur de la jeunesse s’y heurte aux contraintes sociales.
Micheline Rousselet
La bella estate de Laura Luchetti (Italie, 2023, 101 minutes), Sélection officielle Locarno, Sortie le 27 novembre
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