Il y a dix ans, Régis Sauder nous offrait un documentaire insolite intitulé Nous, princesses de Clèves. Réponse cinglante à la grosse bêtise de Nicolas Sarkozy qui avait affirmé qu’il était absurde d’inscrire La Princesse de Clèves (1648) au programme d’un concours administratif. On y voyait un groupe de lycéen.ne.s de Terminale Littéraire du Lycée Diderot situé dans les quartiers nord de Marseille, étudier, lire, jouer et s’approprier le roman de Madame de Lafayette. Non seulement le film démontrait par les faits la vacuité et le mépris du préjugé élitiste relayé par le candidat à l’élection présidentielle d’alors mais il servait de clé d’entrée dans l’univers social et culturel de ces jeunes gens de milieux populaires (issus ou non de l’immigration). On y découvrait dans un filmage rapproché d’authentiques subjectivités, des histoires singulières dont le dénominateur commun était un désir d’émancipation personnelle passant par une culture universaliste et donc l’école républicaine. « La culture appartient à qui s’y intéresse. » entend-on avec bonheur dans le film d’aujourd’hui qui s’autorise des citations en images et paroles du premier opus.
Dix ans après, le documentariste retrouve certains de ces jeunes gens pour faire avec eux un point existentiel comme un marin en ferait dans une course en solitaire autour du monde. Que sont-ils devenus ? Ont-ils réalisé leurs rêves ? Ont-ils réussi ?Personnellement ou socialement? Linéairement ou en se perdant un peu pour mieux se trouver ? Quels regards portent-ils sur leurs parcours et les difficultés rencontrées ? Quels souvenirs ont-ils de leur époque princesses de Clèves ?
« Personne ne peut parler sur nous mieux que nous-mêmes » dit l’une d’entre eux et le titre de ce deuxième opus est très significatif. On passe, en effet, d’un « nous » incluant par appropriation positive l’altérité culturelle de la littérature classique et celle sociale de la cour royale du 17e siècle à un « en nous » invitant à une spéléologie intime pratiquée seul.e ou à plusieurs. La focale est sciemment réglée sur les destins individuels et l’introspection est courageuse et franche. Bien sûr, les parcours voulus ou plus ou moins aléatoires de ces filles et garçons divergent mais ils se ressemblent par un fort désir d’émancipation sociale s’inscrivant parfois dans un processus de transclasse par la profession. En plus de cela, le film est un beau panorama d’une intégration non pas à la supposée « France éternelle » mais à celle bien réelle d’aujourd’hui, dans la modernité de ses mœurs et la diversité de ses possibles. Une des jeunes filles est, par exemple, en couple homo avec un bébé. N’en déplaise à ceux qui, par nostalgie d’une ré-Action Française, voudraient remplacer cette diversité vivante et riche par une morne et sclérosante culture monolithique et par la monochromie de la pâleur franque.
Il faut relever dans les propos de ces jeunes français dont les souches importent moins que les fruits, une très grande gratitude envers les services publics « à la française ». En premier lieu, celui de l’école républicaine, gratuite et laïque, mais aussi ceux de la santé et de la sécurité sociale. La question religieuse est présente mais abordée loin des stéréotypes et des manipulations politiciennes. Abou, par exemple, est un musulman pieux animé d’une éthique sociale laïque. Anaïs qui lors de son échec bac disait « Pas possible que quelqu’un veille sur nous car c’est vraiment trop le chaos » s’épanouit aujourd’hui dans une vie de jeune maman, loin de toute pratique religieuse comme beaucoup de ses anciens camarades de classe. On comprend que la mixité et la laïcité scolaires ont été pour eux un grand ballon d’oxygène dans l’ambiance communautaire des quartiers. En voix off, la prof de lettres pousse le cri de toute une profession : « Nous portons à bout de bras ce qui reste de l’école publique et de ses idéaux. » Plainte légitime et méprisée par les pouvoirs publics depuis des années jusqu’à l’atroce assassinat de Samuel Paty. L’école est pourtant l’institution sociale où notre République démocratique, sociale et laïque survit le mieux ! Bien sûr, le film n’interroge pas les conditions politiques, sociales mais aussi idéologiques qui sèment embûches et obstacles sur les parcours de la jeunesse des quartiers mais il a l’immense mérite de leur donner très largement la parole. Si, comme le dit l’un d’eux, « dans les quartiers on grandit en se taisant », espérons qu’En nous les ait fait grandir encore en leur offrant une belle revanche dans la parole !
Rendez-vous dans dix ans M. Sauder ?
Laissons le mot de la fin à Armelle, cadre de la Sécurité sociale : « Fière que ma vie soit une somme de luttes. »
Jean-Pierre Haddad
EN NOUS, de Régis Sauder (1h39), sortie le 23 mars 2022
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