Édouard Louis alias Eddy Bellegueule sont censés être une même personne mais n’ont pas la même histoire ou ne relèvent pas de la même sociologie. L’histoire d’Édouard commence quand l’histoire d’Eddy, le premier par chronologie mais pas en authenticité, s’achève ou décline. L’histoire d’Eddy s’enracine dans une sociologie ouvrière et populaire du nord de la France alors que la sociologie d’Édouard est celle de l’ascenseur social de l’école républicaine et du transclasse – concept forgé par la philosophe spinoziste Chantal Jaquet et bien meilleur que celui de « transfuge de classe ». Après avoir été boursier au lycée à Amiens, Édouard Louis a accédé à la prestigieuse Normale Sup. puis à l’EHESS. Ascension couronnée par une entrée un tantinet fracassante dans la République des Lettres suite à la publication d’un premier livre en 2014. On se souvient tous de l’écho médiatique du roman autobiographique Pour en finir avec Eddy Bellegueule (Seuil).
Une « même personne », est-ce si sûr ? Certes, on change en grandissant, on évolue, la personnalité change mais change-t-on de personne ? L’opinion dominante en doute : à la fois « t’as bien changé » et « tout compte fait tu es toujours le même ». Mais si la personne a été brimée, réprimée durant la jeunesse, si elle été conditionnée par les regards, contrainte par les normes, assignée par les injonctions ; celle qui advient, par exemple à 17 ans en étant interne dans un lycée de centre-ville loin de son lieu et milieu d’origine comme dans le cas d’Édouard Louis, n’est pas tout autre que celle que l’on croyait, que le sujet lui-même avait fini par accepter ?
Pour le philosophe anglais John Locke (1632-1704) l’identité personnelle se fonde sur la conscience d’être et donc, on peut être en des temps différents deux personnes différentes pour peu que l’on ait une nouvelle conscience d’être. En revanche, pour le hollandais Spinoza (1632-1677), le soi n’est pas un être identaire mais une « puissance d’agir » qui peut être passive ou vraiment active par la connaissance et l’affirmation de son désir propre. Selon John, avant Amiens, Édouard n’était pas lui mais un autre, un certain ou incertain Eddy. Selon Baruch, Bellegueule subissait son être, un être causé de l’extérieur, devant dissimuler son véritable être. Il n’a commencé à être Louis dès lors qu’il a pu agir conformément à son désir tel qu’il le connaissait et l’affirmait, sans crainte d’être reconnu (comme faux hétéro) et au contraire avec la volonté d’être reconnu (comme homo). Et selon le gars du nord ? « C’est compliqué, de toute façon on est jamais une seule personne à la fois on a jamais une seule histoire à la fois. » dit sagement Édouard Louis dans le film. Il ajoute qu’aujourd’hui, il a honte d’avoir eu honte jadis de sa condition prolétaire d’origine. Au-delà de l’affect négatif, à écouter ce trentenaire à la peau neuve, on comprend que dans ses hontes se jouait et se joue encore l’aventure d’une refonte : « J’ai essayé de déplacer l’impossible le plus possible. »
Cette nouvelle œuvre de François Caillat, philosophe puis documentariste-essayiste et surtout grand génie du cadrage cinématographique, n’est pas un simple portrait filmé. Certes, Édouard Louis est omniprésent dans le cadre : on le suit dans une sorte de ballade dans des lieux de sa mémoire et il se livre beaucoup face caméra. Mais ce n’est pas seulement pour se raconter. Le protagoniste dispose en effet de par sa formation intellectuelle des moyens de conceptualiser sa transformation d’existence. Il ne s’en prive pas, mais plutôt que Locke ou Spinoza, il convoque Foucault ou Bourdieu quand il ne théorise pas lui-même son expérience : « L’authenticité c’est quelque chose qu’on doit vouloir aller chercher. »
Dans le fond tout est dans le titre du film : « Édouard Louis ou la transformation ». Une sorte de synonymie est suggérée entre un nom propre, une personne et un concept, une notion commune. Cela induit que le film est autant le récit d’un parcours singulier qu’une réflexion sur le phénomène universel de passage d’une condition sociale à une autre, d’un éthos à un autre, d’une vie à une autre, d’une personne à une autre. Une formation de soi à travers ce passage. C’est bien ce qui en fait l’intérêt pour nous tous.
Comment conclure ? Osons une pirouette bouclant sur le questionnement du film : Édouard Louis a toujours une belle gueule et dit sa transformation lui-même.
Jean-Pierre Haddad
Édouard Louis ou la transformation, François Caillat (France, 2023, 72’). Sortie nationale le 29 novembre 2023
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