« Bienvenue à Madagascar », contrairement à ce qu’on pourrait attendre du documentaire de Franssou Prenant, est constitué presque essentiellement d’images d’Alger où, enfant, au sortir de l’indépendance, la réalisatrice a appris la liberté et dont, quelques décennies plus tard, immigrée à l’envers et exilée volontaire, elle a fait sa ville d’adoption.
Ces images, d’une grande variété et d’une grande liberté, elle les a glanées un peu partout dans la ville ou tournées en épluchant des quartiers et des recoins qu’elle connaît, qu’elle a aimés et hantés au cours de nombreuses aventures urbaines où elle a souvent laissé toute leur part au hasard et aux circonstances.
Tout ce qu’elle a filmé «en vrac», les rues, les habitants, la mer, les cimetières, les marchés, les fragments de nature, les détails d’architecture, les enfants, les chats, les poules en liberté, le port et qui apparaît de façon furtive ou au contraire, étalé dans le temps, après un montage virtuose, donne lieu à un déferlement d’images qui submerge et fascine.
Chez Franssou Prenant, les témoignages ne proviennent pas d’entretiens ou d’interviews filmés mais de voix off qui, à se répéter, deviennent identifiables et familières.
Ces paroles, extraites de conversations, d’échanges spontanés, lors de face à face ordinaires et hors champ, évoquent tour à tour les répressions similaires menées par la France en Algérie et à Madagascar, l’amour et comment il est (im)-praticable, la religion à la fois si prégnante et son rejet, les mœurs, les à priori enracinés dans les mentalités, le désir d’en sortir, les guerres (celle avec la France pendant la guerre d’indépendance et plus tard, la guerre civile contre le terrorisme), la banalisation du quotidien, la mondialisation du paysage urbain, la culture qui tend à se faire de plus en plus rare, les prostituées des cités pétrolières, les immigrés espagnols sous le franquisme, les réfugiés politiques des pays frères dans les années 70, l’école…
Ce déferlement de paroles est monté en canon ou en fugue, interférant les unes avec les autres, intervenant les unes sur les autres, se superposant dans les limites de l’audible.
Cette technique force l’oreille et produit une certaine tension car tout ce qui est dit en solo ou en dialogue est passionnant mais risque à tout instant d’échapper à l’écoute.
Les témoignages sont à la fois souvenirs et considération politique, éthique et dérision, colonialisme et marasme actuel et l’affluence de la parole finit par devenir musique.
Et toutes ces paroles imbriquées, témoins du présent, faisant ressurgir le passé et l’histoire, créent un mouvement entre «avant» et «maintenant» en décalage qui amplifient les images, leur donnent une profondeur et un supplément d’être.
Les paroles qui sont celles d’amis ou connaissances, jeunes et vieux, portées par un montage ciselé, glissent parfois du côté du «poétique».
« Bienvenue à Madagascar » est un film polyphonique dont les qualités cinématographiques soutiennent le propos et qui, au-delà d’une description d’Alger, traite du monde, de l’histoire coloniale, de la lumière et de sa beauté, de la déambulation et de la contemplation.
C’est à la fois un acte de mémoire salutaire et un ouvrage cinématographique original et complètement abouti.
Francis Dubois
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