Tout commence par une scène d’accouchement en gros plan et en direct. Manière pour le réalisateur slovaque, Peter Kerekes, non pas de nous faire croire à un documentaire de plus mais bien de nous installer dans une fiction du réel ! Très vite, un uniforme et un fourgon cellulaire… La venue au monde de cet enfant le fait passer du monde clôt et obscur du nid utérin à celui fermé et surexposé de la surveillance carcérale, le monde de la Colonie pénitentiaire 14 d’Odessa où de jeunes ou futures mères sont emprisonnées. Leysa, la jeune maman déjà enceinte, a tué son mari « par jalousie ». Crime passionnel comme pour plusieurs autres femmes de cette prison. Quand ce n’est pas le mari qui a été « puni » pour son adultère, c’est la maitresse qui l’est avec moins de « justice » mais autant de passion. Dans le quartier réservé aux mères, l’ambiance est presque familiale. Les femmes vivent regroupées en un vaste appartement à deux pas de la nurserie ou du jardin d’enfants. Cela ferait presque oublier les thèses de Michet Foucault dans Surveiller et punir (1975), sauf qu’il y a bien contrôle, coercition et normalisation permanentes : horaires imposés de la tétée, discipline des corps des mères soumises à des activités routinières (lessives, gymnastique) et de ceux des enfants, à commencer par l’emmaillotage à l’ancienne qui enserre les bras du nourrisson dans les langes. Sans oublier l’ouverture et la censure au gros feutre noir du courrier. De petits moments de bonheur maternel aussi, éphémères ou effets mères. Sinon, rien ne résiste à la dure réalité du milieu carcéral avec ses techniques de coercition et, plus largement, sa façon d’orchestrer une « discipline sociale » dirait Foucault. Par exemple : la double peine des mamans, quand l’enfant atteint l’âge de trois ans, il doit partir. Si la mère n’obtient pas de libération conditionnelle à ce moment-là, elle doit confier son enfant à de la famille jusqu’à sa sortie ; sinon il sera placé définitivement en orphelinat. La peine n’est pas seulement doublée, elle atteint le cœur de la subjectivité d’une mère, on pourrait dire le corps de sa subjectivité maternelle. Chose étonnante, il arrive que ce soit la belle-mère qui se charge de l’enfant jusqu’à la sortie de la mère. « Elles ont perdu un fils mais ont trouvé une fille » selon la formule qui circule dans l’établissement pénitentiaire. 

Dans le cas de Leysa, les choses ne se passeront pas selon son désir qui semble éteint en dehors des moments passés avec son fils. Et puis, il y a la gardienne-cheffe jeune femme qui, au grand désespoir de sa mère intrusive, ne semble pas pressée de trouver un mari mais s’intéresse beaucoup à l’enfant de Leysa.      

Les saisons passent, le temps s’écoule au rythme des journées réglées comme du papier à musique mais sans la mélodie. Les rituels, les corvées, les rencontres, les attentes pas toujours déçues. Peter Kerekes nous fait entrer et vivre dans le pénitencier tout en finesse, sans pathos, l’essentiel passant en gestes et silences. Par touches d’émotions retenues, le cinéaste parvient à créer une esthétique paradoxale : la douleur de la condition est montrée avec douceur. 

A part le rôle de Leysa interprété par l’actrice ukrainienne Maryna Klimova, les autres rôles sont tenus par des non professionnelles rencontrées dans la colonie pénitentiaire. Pour autant Iryna Kiryazeva, gardienne-cheffe de la prison jouant son propre rôle, s’est vite imposée comme deuxième personnage central du film. Libre et sans enfant, elle devient la figure antithétique de ces mères enfermées avec leur progéniture. Mais après l’antithèse, n’est-ce pas le temps de la synthèse, du dépassement de la contradiction, de la réparation ? A Odessa, il y a un escalier célébrissime dans le cinéma européen… Une scène mythique où un landau livré à lui-même mais occupé par un bébé dévale les deux cents marches et les neuf paliers de cet escalier monumental. Il s’agit bien sûr de la scène phare du Cuirassé Potemkine (1925). Le film de Kerekes se termine dans cet escalier et sans en divulgâcher la fin, on pourrait dire qu’elle inverse le sens de la scène d’Eisenstein.  

107 mothers ? C’est tout simplement le nombre de femmes de la prison, pas seulement détenues, interrogées par le réalisateur qui a su réussir un beau film de fiction avec une méthode de documentariste ! Cerise sur le gâteau, son œuvre a reçu le Prix du meilleur film au 31e Festival des cinémas est-européens de Cottbus, après avoir déjà été honoré à la Mostra de Venise 2021 dans la section Orizzonti par le Prix du meilleur scénario.
Film du Confinement dont le tournage se termina juste avant et dont la durée servit à son montage, « 107 mères » grand film sur le lien traite aussi du confinement carcéral. À ne pas manquer.

Jean-Pierre Haddad 

Un film de Peter Kerekes. Sortie le 14 septembre 2022, durée : 93 minutes  


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