Sur l’immense scène nationale du Grrranit, derrière un écran de tulle, l’orchestre symphonique de Dijon Bourgogne dirigé par Joseph Bastian, se chauffe dans une belle cacophonie. La grande salle de la Maison du Peuple de Belfort est comble et l’on peut palper l’atmosphère des grands soirs. Soir de première certes, mais surtout soirée de rencontre entre deux univers musicaux, artistiques, culturels. Sama, La lumière exilée est en effet un songe symphonique entre Orient et Occident. Ce rêve éveillé est d’abord celui du compositeur Pierre Thilloy qui a voulu transposer dans sa partition une humanité en errance, vivante et nomade, prise entre détresse et allégresse, rage et amour. Une œuvre ambitieuse, une musique tonique voire tonitruante comme il en faut parfois pour réveiller les espoirs, les élans fatigués, les cœurs trop résignés à la solitude et à la méfiance de l’autre. Du côté occident, un orchestre d’une soixantaine de musiciens et trois solistes, le violoniste Quentin Vogel et l’accordéoniste Anthony Millet, sans oublier le chant rare et envoutant du contre-ténor Rémy Bres-Feuillet. Côté orient, Habib Mestah aux percussions et à la voix, sur une partie surélevée de la scène, Rana Gorgani en derviche tourneur au féminin. Entre orient et occident, le récitant également metteur en scène, Frédéric Fisbach dont le choix de textes confirme la rencontre : Paul Claudel, Djalâl ad-Dîn Rûmi, Michel de Nostradamus et Pierre Thilloy lui-même mais dans une langue imaginée-imaginaire. Une soirée d’exception dans sa dimension artistique, esthétique et symbolique.

Il faut s’arrêter sur l’évènement chorégraphique du spectacle. « Sama » est le nom arabe de la fameuse danse giratoire des derviches tourneurs. Avec leur robe blanche et ample, dès que la rotation est lancée, ces moines soufis se mettent à ressembler malgré eux à des toupies. Cette danse sacrée n’a pourtant rien de ludique, il s’agit d’entrer en transe et de faire descendre dans le corps du derviche une énergie céleste afin de la communiquer aux humains. Bien que femme, Rana Gorgani a d’abord tourné avec des moines de la confrérie avant de se produire de manière profane et professionnelle. Née en Allemagne, d’une mère iranienne et d’un père kurde, elle a grandi en France où elle vit désormais. Est-ce son métissage culturel qui a fait de Rana une ambassadrice laïque du Sama ? Toujours est-il que la danseuse et chorégraphe tourne sur la scène durant quasiment toute la durée de la musique, presque une éternité si on considère la régularité du mouvement de rotation qui évoque celui d’une planète mue par des forces cosmiques, à moins qu’elles ne soient psychiques… En effet, en dehors du mysticisme religieux qui inscrit cette danse tournante comme pratique rituelle, il y a la « circumambulation » de Jung (1875-1961). En dessinant des mandalas, le psychanalyste ami et adversaire de Freud en vint à théoriser une symbolique circulaire de la psyché active dans les rêves. C’est en abandonnant l’idée d’une souveraineté du moi conscient et en s’abandonnant aux mouvements involontaires du psychisme vrillant sur lui-même que le moi aurait le plus de chance de se rencontrer pour se réaliser. Cette centration du moi sur lui-même ressemble bien à la transformation du derviche en axe de rotation autour duquel l’onde de sa robe rayonne. La différence étant que chez ce dernier l’abolition du moi sert à une communion avec le divin. Sur scène, Rana danse tête penchée sur le côté, le bras droit levé vers le ciel et le gauche baissé vers la terre. Cette posture caractéristique offre un deuxième axe, oblique celui-là, à la circulation de l’énergie du ciel vers la terre.

Démesure des sons, tourbillons du corps et danse des mots, entre divinité et humanité c’est aussi bien le daimon grec des arts vivants qui agissait. Même sans mystique, il faut reconnaitre qu’entre résonances symphoniques, accents vocaux, tambours traditionnels et récitatifs inspirés, la danse tournante de Rana fit descendre sur le public un esprit. Quel esprit ? Très certainement celui de la rencontre de l’autre, l’esprit d’un partage possible entre toutes les parties d’une humanité que nous avons tant de peine à unir par les voies politiques et qui étaient là réunies par l’art et de la culture. « Le ruisseau qui me suit et déjà me précède » dit Claudel dans Vers d’exil.

Merci au Grrranit qui ce soir-là, fit rugir dans la beauté le Lion de Belfort. Merci à sa directrice, Eleonora Rossi qui a su le dompter pour que ce rugissement soit un vrai moment de grâce.

Jean-Pierre Haddad

Première au Grrranit, Scène Nationale Belfort, le 29 novembre 2022.

Tournée avec l’Orchestre Dijon Bourgogne : Décembre 2022 et/ou 2023 Scène Nationale L’Arc Le Creusot, le 2 décembre 2022 ; Scène Conventionnée La Maison, Nevers : le 9 décembre 2022 ; Scènes du Jura – Scène nationale : le 13 décembre 2022 ; Opéra de Dijon : 1 ou 2 dates à convenir ; Avril/Mai 23 : Italie 1 ou 2 dates (en cours) 2023 : France Montpellier Festival Arabesques (en cours) Théâtre national de Nice (en cours) Châteauvallon Liberté – Scène nationale Toulon (en cours) ; Octobre 2023 : Maroc Festival des musiques soufies de Fès/MAROC : (en cours) Autres villes au Maroc (en cours) ; 2022-2023-2024 : (en cours) Belgique, Suisse, Luxembourg, Espagne, Allemagne, Autriche, France, autres pays…

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