S’étonnerait-on de ces Nuits d’été en plein automne ? Ce serait oublier que les poèmes romantiques de Théophile Gauthier (1811-1872) sur lesquels Hector Berlioz (1803-1869) a écrit ses mélodies, ont la coloration sombre du titre de leur recueil, La comédie de la mort (1838). C’est entre ces termes antagonistes que le chorégraphe Christophe Garcia s’est engouffré : une brèche d’interprétation et de création que l’artiste parcourt avec audace pour nous livrer un ballet paradoxal et merveilleux ! L’énergie de ses danseurs contraste avec la musique sophistiquée de Berlioz et surtout la mélancolie des poèmes de Gauthier, mais le chorégraphe s’y entend pour faire naître la grâce de la dynamique des corps : « Je cherche à étirer le corps du danseur en le traversant par les forces complémentaires du mouvement, du texte et de la musique » nous confie-t-il. Avec les danseurs de sa compagnie La Parenthèse et un renfort du corps de ballet de l’Opéra Grand Avignon, il nous offre un spectacle de toute beauté, du grand art qui nous transporte une soirée hors de ce monde de brutes…
La scène de ballet est souvent nue, ici, elle comporte un léger relief, celui de l’Île inconnue de l’amour fidèle évoquée dans le sixième poème de Gauthier. Au début, les musiciens semblent s’y être réfugiés mais les danseurs y accéderont alors que les premiers la quitteront pour devenir danseurs éphémères sur l’espace sacré du ballet. Après tout, ce n’est que retour des choses puisque les danseurs donnent corps et mouvements à la musique. Plus qu’une complémentarité, un partage. Garcia vise une immersion de l’art des uns dans l’art des autres, danse, musique et textes s’interpénètrent et le tout invite le public à plonger dans la création. Cette fusion exprime aussi bien l’idéal du romantisme mélancolique que le projet de la danse contemporaine tel qu’il fut formulé par « la révolution Béjart » – Christophe Garcia passa deux ans auprès de lui durant sa formation de danseur et dansa avec le Béjart Ballet Lausanne.
En effet, le pari de marier le romantisme noir avec la danse contemporaine est largement gagné. Non seulement le chorégraphe originaire de Haute-Savoie maîtrise le haut savoir de combiner les bases classiques avec l’énergie de la modernité grâce à une recherche formelle travaillant la lisibilité graphique des mouvements, mais il entend y mettre aussi du sens en tentant de « tirer un fil entre le romantisme et notre époque », dit-il. Conscient de traverser des temps de catastrophe, il ne renonce pas à la promesse d’une lueur qui viendrait de l’amour, de la tendresse et du désir. La danseuse Julie Compans, assistante chorégraphe de Garcia, dit de lui : « Il a une énergie folle qui vous embarque immédiatement. Pour lui, il faut qu’il y ait du plaisir et que ça danse grand et vite ! » Cette vitesse qui sait aussi ralentir, met en tension la poésie élégiaque de Gauthier. Entre mouvements saccadés et langueur, la voix mezzo-soprano d’Anna Reinhold assure la médiation. Détail qui illustre magnifiquement le projet de fusion de Garcia : le directeur musical, Nicolas Simon, bouge avec ses musiciens et cesse de nous tourner le dos tout en dirigeant, un miracle se produit alors : ses baguettes se mettent à danser dans les airs.
Au centre de la petite formation musicale faite de six vrais talents, la harpe de Vincent Buffin devient la voile de cet embarquement aventureux sur la Carte de Tendre du roman Clélie, histoire romaine (1654) de Madeleine de Scudéry (1607-1701) dont le chorégraphe a fait sa grille de lecture des Nuits d’été. L’île de l’amour « où l’on aime toujours » ne peut être atteinte, mais la navigation traversera une mer de sentiments et le tumulte des passions. Expressivité et explosivité : les corps dansants s’accrochent, s’agrippent sans pouvoir s’arrimer complètement les uns aux autres, encore moins ne faire qu’un, mais c’est heureux car ce sont leurs rencontres, combinaisons, portées, rapprochements, écarts, regroupements puis dislocations, courses folles et arrêts soudains qui racontent le rêve d’amour de ces nuits sombres et chaudes, nuits incertaines aux matins déçus. « Allons, ange déchu, ferme ton aile rose (…) Il faut que sur le sol ton pied d’oiseau se pose. » dit le septième poème de Gauthier intitulé Adieux à la prose. Il ne figure pas dans l’œuvre musicale de Berlioz mais Garcia a eu la belle intuition de l’ajouter comme une aube où la prose de notre monde reprend voix. Pour porter musicalement cet ajout, le chorégraphe a fait appel aux sons électroacoustiques de Laurier Rajotte. Blasphème? Audace ? Simplement une façon de faire œuvre des œuvres que le passé lègue au présent. Là encore, s’incarne la volonté de Christophe Garcia de passer les frontières, de faire se rencontrer les temps, les espaces, les arts, les signes, les corps : « J’aime que la danse s’aventure partout, et surtout qu’elle ne reste pas à sa place.»
En automne, comme dans l’épais hiver ou le printemps renaissant, il faut gouter ces Nuits d’été ainsi sublimées!
Jean-Pierre Haddad
Opéra Grand Avignon, L’Autre Scène, Vedène, les 20 et 21 octobre 2023.
Tournée : Opéra de Rennes, les 24 et 25 octobre ; Grand-Théâtre Angers, le 27 octobre ; Opéra de Massy, les 7 et 8 février…
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